
Shibboleth — entretien avec l'éditrice Allegra Baggio Corradi
Je me suis entretenu avec l’éditrice italienne Allegra Baggio Corradi le 22 avril dernier par téléphone, pour l’interroger sur sa maison d’édition : Shibboleth. Elle a la particularité de voir la photographie comme un langage et de le déployer sous la forme d’ateliers. Shibboleth publie des livres, soit comme outils pour aller à la rencontre de différents groupes sociaux, soit les livres sont réalisés lors des ateliers. La radicalité des actions de Shibboleth et les questions qu’elles posent en retour au circuit plus conventionnel et mercantile du livre photo m’ont beaucoup interrogé. Je suis donc très heureux de vous partager cette retranscription des réponses de l’éditrice aux différents thèmes que je lui avais demandé d’aborder.
Naissance des éditions
En un sens, j’ai toujours voulu faire Shibboleth, c’est à dire faire des livres, et cela depuis toute petite. Mais je n’ai pas eu le courage de me lancer, jusqu’à il y a deux ans !
Lorsque j’ai commencé à enseigner au Warburg Institut, je me suis aperçue que la carrière académique n’était pas pour moi : il manquait une application pratique aux idées que j’étudiais. Cela restait une abstraction.
C’est ainsi que je me suis retrouvée comme stagiaire dans une petite maison d’édition de ma ville natale à Bolzano : Rorhof. Cela m’a permis d’apprendre le métier d’éditrice indépendante, sachant que Rorhof a la particularité d’utiliser aussi la photographie dans le cadre de l’action sociale, notamment en prison. Et c’est ainsi que j’ai commencé à mieux voir et réfléchir à comment passer d’une idée à une action.
Ensuite, j’ai eu la chance de devenir coordinatrice des collections de la bibliothèque nationale de Milan. C’est là que j’ai compris comment réunir une partie privée (les éditions) et une partie public, sociale, avec la bibliothèque, à une échelle certes énorme puisque celle d’une bibliothèque nationale.
Le directeur de la bibliothèque m’a vivement encouragé sur mon idée de maison d’édition. C’est ainsi que j’ai fondé Shibboleth à Milan, il y a deux ans, avec pour fil conducteur de lier les livres à des actions sociales.
Les livres et les ateliers
Il y a plusieurs types de publications :
-
les livres qui sont des manuels, des outils pour les enfants qui ont des troubles cognitif et/ou du langage
-
les livres qui sont faits lors d’ateliers où on va retranscrire les dynamiques sociales d'où et avec qui on se trouve. Par exemple, enseigner une langue à un public de réfugiés par les images.
Il y a ainsi différentes thématiques qui résonnent d’un atelier à l’autre. Et lors des ateliers, on produit de la matière qui servira pour une édition. On part d’une idée théorique sur le langage et on cherche à la mettre en place dans les ateliers.
Par exemple, on a fait un atelier dans le quartier juif de Gênes, pendant deux semaines. Le thème était les proverbes comme moyens de partager leur quotidien pour les gens du quartier. Il s’agissait de proverbes visuels à retranscrire par la photographie. Pendant un festival dans le quartier, on a transformé le contenu photographique en un album pour enfants afin d’apprendre les langues étrangères.
Sur un autre atelier autour du microscopique, nous avons conçu un livre avec les enfants pour le transmettre aux enseignants des écoles, comme un manuel.
Dans un centre de neuropsychiatrie, nous avons développé avec les enfants des exercices à partir de leurs problèmes linguistiques. La photographie est une ouverture qui leur permet d’améliorer leurs capacités à s’exprimer, s’orienter dans l’espace, et communiquer avec les autres. Ils ont des outils pour communiquer que les médecins font au cas par cas. Cela pose beaucoup de questions pour nous, car faire une édition à usage médicale réclame une certaine standardisation. Aussi, on réfléchit à produire des objets « neutres » qui pourront ensuite être modifiés lors des ateliers pour chaque enfant.
C’est un sujet que je suis en train d’étudier de près avec les médecins : trouver des outils pour communiquer avec les enfants qui sont autistes ou avec des problèmes cognitifs, parce que jusqu’à présent, on ne sait pas faire d’outils modulables, aussi chaque outil est spécifique à un enfant ce qui est bien souvent trop cher pour les familles.
Nous faisons sur une période de trois ans, un travail autour de l’écologie avec une classe de primaire. Cela nous laisse le temps de traiter, avec l’enseignante et les élèves, de cette question en profondeur. Nous préparons un livre également en collaboration avec eux et en septembre, les enfants présenteront le résultat à des enseignants dans le cadre de leur formation continue.
Les circuits du livre
Le public des enfants est très intéressant parce que l’on peut discuter avec eux de questions politiques très importantes sans être moralisateur, et pour autant les enfants ont une approche critique très fine. C’est le bon public pour les livres.
Si la forme de nos livres est celle d’un livre d’artiste, le contenu est utilisé dans un contexte totalement différent de celui de l’art. Aussi on va plutôt utiliser le contexte du livre photographique « classique » pour exposer notre travail sur la question sociale.
Cela est bien reçu dans le contexte universitaire en Angleterre, car ils ont des liens très proches avec le milieu clinique. Depuis longtemps le NHS (sécurité sociale) a mis en place un programme pour que les étudiants en art s’expriment dans un contexte social, par opposition avec le monde des galeries et du marché de l’art. Donc il y a une tradition qui situe bien la photographie comme acteur social.
À contrario, en Italie, les musées, les autres maisons d’éditions trouvent ces livres difficile à comprendre. Ils sont attachés à l’idée que celui qui fait la photographie est l’auteur, par conséquent, utiliser d’autres langages avec la photographie, et d’autant plus dans le cadre clinique, cela ne leur semble pas très raisonnable. Pour eux le contexte clinique ou social n’a pas besoin de créativité.
Avec Rorhof, j’ai pu assister à pas mal de foires, et donc bien comprendre la distribution du livre d’artiste. Mais je pense qu’en 2013, il y a eu un boom de l’édition et beaucoup a changé à ce moment là. Il y a eu une explosion de foires partout dans le monde qui ont saturé le marché, et cela a créé une très forte compétition entre auteurs, éditeurs, etc…
Aujourd’hui, je regarde tout cela de loin. Avec Shibboleth, je ne veux pas d’une distribution classique (foires, distributeur etc…) je cherche plutôt à opérer une distribution « gratuite ». C’est évidemment difficile, puisque cela demande d’être extrêmement bien financé en amont.
Mais je veux vraiment éviter l’aspect très commercial de ce qu’est devenu aujourd’hui le livre de photographie. À savoir, qu’il y a très peu de projets qui ont une nécessité, une fonction. On ne réfléchit pas à l’usage du livre photo mais uniquement à : « comment on va pouvoir le vendre ? »
Je crois aussi qu’il y a tellement de voix différentes aujourd’hui dans le livre photo, qu’il n’est pas facile de monter sa structure et de trouver sa singularité rapport à toutes ces voix.
Usages du livre
La plupart des livres qui sont vendus et que l’on voit dans les librairies, ce sont des livres à regarder, ils ne nous demandent pas d’agir, mais seulement de constater, réfléchir ( ce qui est certes déjà très bien) mais on ne peut rien faire après les avoir regardés. Or, ce qui m’intéresse, ce sont des livres qui amènent le regardeur à faire quelque chose. Aussi, j’aime bien que la photographie permette de passer du regard à l’action. Les livres de photographie que j’aime vraiment beaucoup ont cette propriété-là. Par exemple, Photographic treatment, c’est une série de petits livrets photographiques à visée thérapeutique qui ont été faits dans une unité de neuropsychiatrie en Hollande. Ils ont eu tellement de succès qu’ils sont aujourd’hui utilisé à l’échelon national.
Cette question de l’usage, on peut aussi se la poser d’un point de vue écologique : est-ce que ce livre est nécessaire ? Combien de gens, d’heures, quelle quantité d’eau vont être impliqué dans le processus de production d’un livre ? Dans sa distribution ? Pour qui et pourquoi je fais ce livre ?
Lorsque je vois qu’il y a une foire de livre photo presque chaque semaine dans le monde, ça me fait peur, je me demande : comment en est-on arrivés là ? est-ce que cela peut encore changer ?
Affinités
Je regarde ce que font les autres structures, c’est ainsi que je me suis rendue à Bruxelles dans un centre qui s’appelle ABC, il est implanté dans le quartier de Scharbeek depuis 25 ans, et il est assez similaire à Shibboleth.
Le fondateur a commencé par tenir un café à la frontière autrichienne avec la particularité d’y organiser des ateliers pour les enfants. Il pensait que les enfants pourraient recoller les morceaux entre les gens dans un climat social qui était tendu. Il a déplacé son projet à Bruxelles à un endroit où il y avait également des tensions entre deux communautés (flamande et wallonne).
Il a réussi à convaincre les politiques de lui laisser un lieu pour fonder une école pour les enfants à partir d’une collection de livres. Il s’agit de 12 000 livres illustrés ou photographiques qui parlent de tous les sujets possibles, et à partir desquels l’équipe monte des ateliers. Ils sont pensés en parallèle du programme scolaire, ainsi des classes peuvent venir étudier, comme à l’école, mais avec un langage différent, le langage de l’art, de la sculpture, etc. Je me suis senti très proche de l’équipe d’ABC dans leur façon d’opérer. Eux aussi articulent ateliers, livres et usages, par exemple, ils ont un atelier de construction en bois pour lequel ils ont fait un catalogue de mobilier qui est partagé avec des écoles dans le monde entier.
Plus d’informations sur Shibboleth par ici : https://shibboleth.page et sur ABC, là : https://www.abc-web.be/abc-huis-brussel/?lang=fr
Le livre Photographic treatment évoqué dans l'entretien est un travail de Laurence Aëgerter, il est publié par Dewi Lewis : https://laurenceaegerter.com/artwork/portfolio-item/photographic-treatment-2/
Image en tête d'article : Shibboleth