Garçon de Café est un livre de photographies et de textes créé par le photographe Yves Drillet. Il montre des jeunes gens dans leurs uniformes d'emplois précaires. Il y est question de la manière dont ils parviennent à faire face, malgré un travail éloigné de leurs aspirations. Faire face c’est chercher sa voie hors de l’institution du travail. C’est être dans une résistance, certes passive mais qui ne demande qu’à éclore.
Les photos de portraits sont accompagnées d'un texte de non fiction, « La peau et l’uniforme » (voir lien orangé ci-dessus). Ce texte raconte une journée dans la peau de plusieurs jeunes exerçant des petits boulots, l’action se passe à Rennes, un samedi pluvieux. Il s’appuie sur une matière documentaire: une trentaine d’entretiens avec ces jeunes.
Contactée par le photographe, la sociologue Vanessa Pinto a écrit un texte pour le livre. Elle est spécialiste des questions de la jeunesse, de l’éducation et du travail, elle a plus particulièrement travaillé sur le thème de l’emploi étudiant comme vecteur d’inégalités sociales dans l'enseignement supérieur, ou encore sur le salariat précaire du secteur des services (restauration rapide, centres d’appels, animation socioculturelle).
Le livre est mis en forme par la graphiste Cécile Binjamin. Spécialisée dans la création d’objets imprimés, elle a déjà accompagné le photographe sur la création graphique sur son premier livre, en 2015 : « Next of Kin ».
Presse
Mediapart
Ouest-France
20 minutes
C-lab
Les Rennais
L'imprimerie Nocturne
Lueurs Vives
Les éditions Nouveau Palais proposent depuis 2020 des livres de photographie documentaire. Chaque série d’images est accompagnée d’un texte venant apporter un angle aussi différent que pertinent avec le sujet abordé. Nos choix défendent une photographie et une littérature politique aux revendications égalitaires.
Crédits du site internet
Design : Juliette Duhé et Sébastien Riollier
Programmation : Élie Quintard
La peau et l’uniforme (extrait)
Les allées d’armoires du tri postal sont presque vides à cette heure matinale, les collègues sont autour de la cafetière, lui préfère prendre de l’avance car ça lui reste toujours sur l’estomac de manger à cette heure-ci. La pluie bat à un rythme continu sur les grandes baies vitrées. Pierre aime bien le calme de ces premières heures de la journée, les gens s’affairent lentement, le travail est rébarbatif et lui permet de laisser aller ses pensées, il est cinq heures et demi.
Il se demande s’il aura assez d’argent pour quitter la maison, son contrat risque de ne pas être renouvelé. Au début c’était marrant de revenir chez les darons, même avec la sœur qu’il peut moyennement encadrer. Mais là ça commence à se marcher dessus, il est vraiment temps de se barrer …
« Putain ! Le DG, il est pas foutu de faire un planning correct, par contre pour venir me les briser quand je prends une pause, il est là le con. Ça va mon jeune ? »
Francis est une crème avec l’équipe, par contre il est vent debout contre la direction qu’il pleuve ou qu’il neige. Parfois Pierre se demande si ça ne lui procure pas un peu de plaisir de se fâcher tout rouge pour qu’il le fasse aussi systématiquement. Mais il apprécie cette solidarité des « historiques » avec les CDD comme lui. Pourtant en faisant rentrer et sortir les CDD comme du bétail de la maison, les patrons ont réussi à dérégler l’organisation du travail et sa sécurité.
« Ouais ouais… Chill Francis, tu l’auras à l’usure. Et gros concert ce soir, tu devrais venir », lance Pierre.
Le tri terminé vers huit heures, il part en livraison. C’est toujours assez drôle de se voir au milieu des collègues, tous zombies-endormis, partir en tournée en remontant la pente du garage souterrain.
Sur son trajet, il passe par différents troquets où il s’arrête parfois prendre le café.
Ces jours-ci au comptoir, les discussions vont bon train sur les gilets jaunes : héros de la nation ou casseurs ? Un qui en prend invariablement pour son grade c’est Macron. L’assonance en con, le répertoire méprisant : « traverser la rue pour trouver du travail », « un costard, on se le paye » et les mesures ultra-libérales n’y sont probablement pas pour rien. Plus il s’enfonce dans Maurepas et plus il rencontre des petits vieux qui se sont habitués à lui, ils aiment bien faire un brin de causette. Pierre prend le temps, il devine être une de leurs seules interactions sociales de la journée. C’est aussi culturel, les anciens viennent d’une époque où l’on se parlait encore entre voisins, sans portables, discuter était alors tout un art.
En-dessous de quarante ans, on lui parle surtout pour réclamer un recommandé ou râler contre les grèves.
Sur le retour, il s’arrête à la Brioche Dorée, c’est vraiment l’horreur cette chaîne : la merde qu’ils peuvent te vendre une fortune. Mais Pierre a un faible pour une des serveuses, il a de la chance, elle est là aujourd’hui, chaque client a droit à son petit mot personnel.
Elle essaye de faire bonne figure derrière sa caisse : « Coucou toi, ça te va trop bien ton uniforme et toujours sérieux comme un pape, faut te décoincer cinq minutes ! Bon, qu’est-ce qui te ferait plaisir ? »
Au fond elle a autre chose en tête. Elle a son grand sourire, elle finit de servir le tout jeune postier puis se dirige vers l’arrière salle, s’isoler une minute. Elle pleure en silence, comme des hoquets nerveux, secs. Fathia la rejoint, pose une main dans son dos : « Hé ça va ma chérie ? Reste pas là, la boss elle va te voir, elle a le cœur sec comme la pierre, ça va pas lui plaire. »
Elle se retourne un instant et vérifie qu’elles sont tranquilles :
« On en a déjà parlé de toute façon, avec les copines on te laissera pas tomber, alors arrête ton cinoche deux minutes, t'es forte, moi je sais ça … Qu’est-ce qu’il est beau ce gamin postier, vu comment il est timide, il doit même pas s’en rendre compte : le bolos. »
Marine la regarde et voudrait la serrer fort, l’embrasser. L’an prochain, avec ses économies, elle va partir en études d’audiovisuel. Mais Fathia a déjà deux enfants dont elle doit s’occuper, la Brioche pour elle c’est de la longue durée. Plus le temps de réfléchir, Marine sort de l’étroit couloir rempli de fours à décongeler pour faire face en caisse. Au loin, elle aperçoit une amie, elle lui fait un grand signe de la main, mais l’autre trace en tanguant un peu. Le problème avec sa pote Marion c’est qu’elle ne sait jamais dire non. Surtout pour faire la fête sans aller se coucher quand elle travaille le lendemain. Marine reprend son théâtre de petites attentions devant des clients plus ou moins dans le pâté, pour eux il ne s’est rien passé.
Il y avait bien mieux à faire ce samedi matin, comme rester au fond de son lit en écoutant la pluie tomber à grosses gouttes sur le Velux avec Siouxsie Sioux en arrière-fond. Sentir dans son dos la chaleur réconfortante de Maximin et sa douce respiration de jeune garçon fragile. Mais non, il faut qu’elle soit derrière la caisse de ce supermarché, avec les pieds trempés, le ventre vide et un étau dans la tête :
« Tu pourrais scanner un peu plus vite Marion stp : t’es à la traîne sur la moyenne globale, pire que d’habitude limite. » Elle le regarde avec ses grands yeux sombres, elle voudrait pouvoir lui jeter un sort et qu’il se casse la gueule au milieu des fruits et légumes. Lui ne la regarde même pas.
Des mois que dure cette relation merdique avec le sous-manager. La nuit elle en fait des cauchemars. À croire qu’il lui en veut, elle fait pourtant tout comme il faut. Ses études en langues étrangères, son petit boulot pour soulager financièrement sa famille : ses parents ont déjà dû contracter un prêt pour l’école de son frère.
Pour lui, si elle fait des longues études à la fac, si elle a l’air heureuse et a un bon contact avec la clientèle, ça ne peut être qu’une conasse.
L’âne ne veut pas comprendre, ou alors il faudrait qu’il se pose les vraies questions : pourquoi est-il tout le contraire d’elle ? Pourquoi à vingt-deux ans, après avoir abandonné ses études, cherche-t-il à devenir manager d’une enseigne pourrie ? Enseigne faisant passer la pilule du licenciement de 2400 personnes avec une campagne de pub autour du bio. Un supermarché où on fout à la benne des quantités de bouffe au lieu de la donner aux clodos. Pourquoi il devrait être heureux d’en prendre pour quelques décennies à scanner des articles avant d’être remplacé par une machine ? Alors il noie ses problèmes dans sa bêtise et c’est elle qui trinque.
Elle fait abstraction, elle pense à son ami Joseph, il fait le même job mais dans un hypermarché de périphérie. Là-bas c’est une autre ambiance : les collègues sont sympas et il suffit de rester en caisse. Avec son bagou, il arrive à fidéliser des clients, ils viennent spécialement pour le voir, il y en a même des assez bizarres pour lui faire des cadeaux.
Ça va mieux maintenant, elle refait surface, elle s’intéresse un peu aux gens à sa caisse, voilà un mec sacrément gaulé des jambes, bien soulignées par des leggings noirs et avec tout l’attirail des livreurs style Deliveroo. Celui-là a beau être très équipé, il a une petite étincelle dans les yeux du genre : « Je sais que je me fais entuber mais t’inquiète-t’inquiète j’ai un plan in-faill-ible … »