American photographs - Discussion avec Sebastian Hau
Yves Drillet : Nous allons parler du livre de Walker Evans, « American Photographs ». Par le passé, tu as travaillé comme libraire pour Schaden en Allemagne et le Bal Books à Paris. Et depuis 10 ans tu co-diriges le salon du livre photo Polycopies avec Sara Giullatini et Laurent Chardon, qui a lieu tous les ans sur une péniche pendant la période de Paris Photo. Depuis que je te connais, en tant que libraire au Bal, tu as toujours été un grand défenseur du livre photo comme forme d’art autonome.
Aussi, cela me semblait intéressant d’avoir avec toi une discussion dans la RILP sur ce qu’est très concrètement l’objet « photobook ». Pour commencer, tu m’as proposé de discuter de ce livre d’Evans, qui est un repère important. Il est publié en 1938 à l’occasion d’une exposition au MoMa et il regroupe des images des 10 années précédentes. Le photographe l’a vraiment conçu et séquencé comme un objet indépendant de l’exposition. Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur Evans, on ne se risquera pas à commenter aujourd’hui son travail mais bien ce livre et très concrètement la façon dont il est conçu. On essayera aussi de voir pourquoi et comment « American photographs » continue d’inspirer aujourd’hui les photographes. [Ce format, comme l’ensemble de la revue, ne revendique aucune expertise particulière, mais souhaite plutôt ouvrir, et stimuler la discussion autour du livre photo.]
Pour commencer, explique moi comment s’est produit ta rencontre avec ce livre ?
Sebastian Hau : J’ai commencé à travailler à la librairie Schaden à Cologne en 98 ou 99. C’était un moment où la photographie de gens comme Wolfgang Tillmans ou Juergen Teller était très populaire dans la presse et pour la jeune génération dont je faisais partie en Allemagne. Mais c’était un approche complètement différente qui s’ouvrait dans cette librairie.
C’était un lieu très vivant, et donc il y avait le livre de Walker Evans. Avec des amis, nous avons étudié ce livre et d’autres. Nous étions très intéressés par Michael Schmidt et William Eggleston, un matérialisme obscur, si l’on peut dire. Je voyais un montage intéressant entre des intérieurs, des extérieurs et des portraits. Mais d’autres amis y voyaient tout autre chose. Encore aujourd’hui ce livre est un mystère pour moi.
Si l’on revient à comment est né cet ouvrage, c’est donc la volonté du MoMa d’asseoir la photographie comme art du 20è siècle, et de mettre un artiste américain en tête de cette opération. C’est donc quelque chose de très ambitieux en terme de moyens. Mais d’un autre côté, c’est une forme d’arte povera que tu vois dans ce livre, les images sont recoupées, très mystérieuses…
Je continue à revenir aux premières images du livre, à leur structure. Avec le studio photographique d’abord, puis les deux garçons recoupés très serrés, ensuite la photo d’une photo sur une fenêtre, la femme devant le barbier, les deux chaises chez un barbier, les femmes qui rigolent. Et, waoh… Je reste impressionné de à quel point cela reste mystérieux pour moi. Et bien sûr, cela fait partie de la force de ce livre.
J’ai aussi du mal à définir comment je regarde ce livre, on dira feuilleter en français, ou browsing en anglais et il y a un mot similaire en allemand. Mais la définition de ces termes est plus ou moins de tourner rapidement les pages avec peu d’intérêt. Alors que si je tombe sur le Walker Evans, et que je commence à tourner les pages puis que je m’arrête pour étudier un portrait, je suis dans un exercice très conscient, actif, de regarder un livre : « a close reading ».
Y : On commence le livre avec des liens formels plutôt évidents, le studio puis les portraits, puis l’image imprimé, et tout d’un coup on a une rupture avec le cimetière de voiture, et ces ruptures reviennent systématiquement dans le livre.
Ce livre semble nous indiquer que la lecture continue, de la première à la dernière page, n’est finalement qu’une des multiple façon de le regarder, de faire son montage.
Il y a deux parties dans le livre. La première regroupe plutôt des portraits, ce qu’on pourrait rapidement qualifier de photos de rue. Et la seconde est axée sur le vernaculaire, avec beaucoup d’images d’architecture et presque plus de figures humaines.
S : Ces deux parties, c’est l’une des choses qui font que ce livre est toujours aussi vivant… et frustrant ! C’est une décision audacieuse, forte. Même s’il y a des choix qui ne sont pas tout à fait décidé, exprimé. La première partie est à propos de mass production, mass consumerism et de la société. Mot - image - portrait, ces trois thèmes reviennent sans cesse et se mêlent.
D’abord, c’est comme une approche marxiste, la condition du photographe est abordée dès la première image, le studio, avec le mot imprimé au-dessus du studio. C’est l’étrangeté du mot avec l’image.
il y a le graffiti « gaz », la publicité avec l’homme et la femme, quelque chose d’assez romantique. Puis on a deux femmes dans une voiture, puis le dos d’un femme qui est tournée vers la plage. Beaucoup de choses se passent en même temps… Après, on a les deux femmes et l’homme qui tournent la tête assis sur un banc, soudain de nouveau une publicité d’un couple avec des grands yeux, puis l’incroyable portrait de la fermière. Il se passe déjà tellement de choses !
On comprend que l’on s’intéresse au contenu, à l’image comme contenu. Mais cela tombe à plat dans la seconde partie ! Haha… Voici des maisons où vivent les gens, c’est « notre héritage américain », c’est la forme des bâtiments que nous nous sommes construits dans les différentes classes, riches, pauvres, clergé. On sait exactement ce que l’on regarde et pourquoi.
Cette seconde partie est d’après moi, une « étude ».
Mais si l’on revient à la troisième image du livre, les deux garçons, comme tu es [ou étais] un photographe de portrait, qu’est-ce que tu aurais à dire dessus ?
Y : J’aime bien comment est introduit ce portrait des deux garçons. Car avec les deux premières images autour du studio, on peut s’attendre à quelque chose d’assez formel, méta-photographique. Mais, dès l’image suivante, on a une approche totalement différente. Quelque chose de très vivant, deux hommes qui discutent, la photo semble très recoupée, on peut se dire que la photo a sans doute été prise à leur insu.
Et donc cet aller-retour dans le livre : questionner le médium, questionner la provenance de ce qui est pris en photo, de comment c’est ensuite médiatisé, édité. Et à la fois la grande qualité documentaire des images, certaines personne seront très intéressées par les images de la FSA et verront Evans comme le photographe des démunis, tandis que d’autre le verront comme un artiste. Ce qui est formidable avec ce livre, c’est qu’on peut le lire dans les deux sens. Il y a une dimension très populaire. Aujourd’hui, j’aurai du mal à trouver un photographe qui arrive aussi bien à conjuguer ces deux aspects.
S : Attention parce que on parle un peu de deux choses en même temps. Toi tu discutes de comment les photos sont fortes dans la séquence. Mais moi je te posais la question de la photo des deux garçons. Est-ce que c’est une image pauvre ? Est-ce qu’ils illustrent une idée de l’Amérique ? Je suis dans le flou avec cette image… Parce que ensuite, les visages ont une forme d’ironie dans comment ils regardent le photographe. Les émotions sont très présentes dans la suite de la séquence. Les gens regardent clairement le photographe. Il y a un sentiment de fierté, aucune de ces personnes ne semble déprimé ou triste. On a l’impression d’une société florissante au milieu de la Grande Dépression. Tout le monde a de l’estime de soi ou de la fierté.
J’en reviens à la photo des deux garçons : est-il un bon photographe de portrait ou utilise-t-il simplement des images ?
Y : Je pense que c’est un très bon photographe de portrait, il a vraiment ouvert les possibles. Si tu penses à l’autre grand livre de portraits, publié 10 ans auparavant par August Sanders, il y a une prise de liberté énorme rapport à ça. Comme tu l’as décris dans son habileté à interagir ou non avec les sujets, c’est quelque chose de complètement nouveau.
Alors, revenons à l’image des deux garçons : est-ce « posé » ? sont-ils simplement en confiance avec le photographe ? ou est-ce une photo volée, et la confiance que l’on ressent c’est plutôt celle qu’il y a entre les deux garçons. Ensuite, il y a le recoupage dans la photo, qui n’est pas dans les canons d’un portrait de « qualité ». Et bien sûr c’est une photo qui ouvre une histoire, qui permet de se poser plein de questions : que va-t-il se passer ? Qui sont ces deux garçons ? qu’est-ce qu’ils regardent ?
Si je reviens à ton histoire avec ce livre, le vendais-tu au Bal ou chez Schaden ?
Si oui quels sont tes souvenirs de discussions avec tes clients ?
S : Chez Schaden, l’important c’était les nouvelles sorties, donc je crois que le « Cuban work » est sorti en 2004. Un travail pour lequel Evans avait été commissionné dans les années 30. Il est resté là-bas un peu plus de deux semaines avec Hemingway qui devait écrire un article. Mais il a eu peur de l’utilisation qui serait faite de ses images, alors il les a laissé à Cuba, elle n’ont été découvertes qu’en 2002 par la fondation Hemingway. Donc c’est plutôt cette nouveauté que je me souviens avoir vendu. American photographs, j’en avais une copie qui servait de temps en temps comme référence pour des étudiants ou des gens très investis dans la photographie.
Je pense à la force du MoMa, d’avoir fait 6 ré-éditions et que le livre ait été pratiquement toujours disponible ces 20 dernières années. Bien sûr c’est un succès de librairie, mais c’est aussi un succès construit. Le MoMa aura toujours fait en sorte qu’il soit le plus important livre de photographie. Parce que je me demande si les gens aiment VRAIMENT ce livre ? Je crois qu’il n’y en a pas tant que ça… À la librairie du Bal, j’en avais un exemplaire aussi de temps à autre. Mais c’est le genre de livre que tu peux choisir d’acheter en ligne ou non… Tu peux aussi avoir une libraire avec uniquement ce livre ?! (rires) Ce que je veux dire c’est que les gens trouveront leur chemin vers ce Walker Evans de toute façon…
Mais revenons aux photographies ! J’ai bien aimé comment tu les as décrites. Si on se place dans notre monde actuel, elles ont aussi quelque chose d’archaïque, c’est une fenêtre sur le passé. La distance que ça a avec nous augmente tous les jours. Il n’y a presque plus de studio photo, les gens utilisent leur smartphone ou même un photomaton. Walker Evans était bien conscient de ce développement de la société qui allait avoir lieu. La nouveauté de ce qu’il a fait et de ce qu’il voulait décrire de la société en Amérique, c’est très dur d’en saisir la nouveauté. Il photographie une fenêtre sur le passé qui a 10, 20 ans. Il photographie des bâtiments qui ont 15 ans. Ou le cimetière de voiture : ce sont des objets récents mais qui sont déjà morts, alors que la plupart des gens sur la planète en 1938 n’ont jamais vu une voiture. C’est donc un sentiment étrange : à quelle époque regardons nous ce travail ?
Y : En parlant de notre époque, quels livres récents te semblent avoir été directement impacté par ce travail ?
S : Si on compare cela avec la littérature, on a toujours eu cette compétition pour savoir quel est le grand roman du 20è siècle, entre 30 et 40 titres et cela doit forcément être une livre sur la personne de tous les jours le « everyday man ». Le Walker Evans est le premier livre photo sur l’Amérique. Et depuis, personne n’a tenté cela, certes il y Die Deutschen par Burri, The Americans par Robert Frank. Jusqu’au années 70-80, on pouvait essayer de faire un livre sur un pays mais ça s’est soudainement arrêté. Le seul à avoir essayé c’est Paul Graham avec A Shimmer of Possibilities. D’après moi, c’est le seul a pouvoir tenir la comparaison, il voulait faire un livre aussi important qu’American Photographs.
Quand je parle avec des photographes, et qu’ils ont un intérêt pour la question sociale, Walker Evans revient forcément dans la discussion, mais le type de livre qu’il a conçu n’est jamais réapparu. Ce qui est un peu frustrant, je me demande si je suis trop classique, je cherche quelque chose au passé ? Pourtant, tout ce dont nous avons parlé sur les qualités de ce livre, c’est tellement évident, pourquoi ne plus les utiliser ?
Pour moi c’est très difficile de dire que c’est un livre d’art (livre d’artiste). Bien sûr on peut l’inscrire dans ce contexte : il y a des questions posées sur la forme, mais l’approche artistique-littéraire existe uniquement dans la séquence pas dans la forme. Pour moi plus que artistique, ce serait un livre poétique.
Y : Pour expliquer ce phénomène d’American Photographs, on pourrait se dire qu’il apparait juste au moment où la photographie démarre comme une forme d’art adoubé par les musées, c’est un contexte particulier. Par exemple, j’ai entendu Évelyne Pieiller parler de son livre Mousquetaires et Misérables où elle explique comment Dumas et Hugo ont chacun embrassé en un livre, l’idée d’un peuple et de son devenir révolutionnaire, et comment cela ne s’est jamais reproduit dans la littérature française. À mon sens, la raison de cela, c’est vraiment le médium, la littérature était extrêmement puissante et populaire à cette époque. Alors que maintenant je pense qu’il faudrait plutôt regarder du côté de la musique, du rap, des séries TV pour retrouver cette sorte d’ambition. La littérature et la photographie sont devenus des outsiders.
Aussi, le lien que tu fais avec la poésie est très intéressant. C’est une façon pertinente de percevoir ce que pourrait être la photographie aujourd’hui, qui me semble malheureusement s’enfermer de plus en plus dans des petites cases. Je vois au contraire une grande ouverture avec l’idée de poésie.
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On peut encore trouver le livre American Photographs à bon prix sur différentes marketplaces, mais pas en librairie. Il est également possible de se procurer ce livre au format d'étude qu'en proposaient les excellentes éditions Errata.
http://www.errataeditions.com/current_titles.html
Source de l'image en tête d'article : https://www.moma.org/collection/works/167878