Les devantures - Sandrine Marc

Dans la maquette du livre « prévention situationnelle », Sandrine Marc documente trois marches réalisées durant le mois de décembre 2018 à Paris, en plein mouvement des Gilets Jaunes.
Ce mouvement traverse alors la capitale ainsi que les ronds-points et centre-villes de toute la France. Les devantures des grandes enseignes sont barricadées à Paris et dans les grandes villes, en prévention des détériorations qu’elles auraient pu subir. En effet, reprenant le mode opératoire du cortège de tête et de ce que les médias ont décidé de regrouper sous l’appellation « black bloc », les manifestations de Gilets jaunes ne faisaient pas de quartier aux représentations du capitalisme : grandes chaînes, banques, agences immobilières sont visés. Le classique parcours République-Nation est relocalisé vers « le triangle d’or » : les Champs Élysée, les beaux quartiers.

Il s’agit de photographier des dispositifs. Prévention situationnelle est d’ailleurs un terme qui y fait directement référence. C’est celui utilisé par les pouvoirs publics pour définir le matériel urbain venant repousser les marges hors de la ville, gens de la rue, roms, réfugiés sont ainsi visés. Sandrine Marc leur donnait le nom de « dispositifs » dans un travail précédent, une définition plus politique puisque reprise à Agamben : « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. »

Ce qui me semble particulier dans l’ensemble constitué par Sandrine Marc, c’est l’exercice de la marche, la mention d’un point A et d’un point B pour trois parcours, et les incidences que cela a pu avoir dans la prise de vue des dispositifs et leur montage dans le livre.

Les cadrages opèrent une vue de biais, on voit ainsi parfois toute une perspective de façades, cette mise en situation, nous met en mouvement et nous indique le quasi vide où se trouvent plongées ces artères. Vides liés au contrôle policier et/ou à la désaffection d’artères commerçantes fermées. Les rares silhouettes que l’on voit sont celles de personnes à la rue, un livreur, deux gilets jaunes, des personnes effectuant une photographie. Mais aussi les forces de l’ordre : CRS, police montée ou militaires. Dans ce contexte fermé, le vide nous happe : toute activité humaine semble assez dérisoire, absurde.

Les marches photographiques réunies dans ce livre sont présentées sous une forme kafkaïenne. L’ouvrage est monté en une séquence linéaire où à chaque fois deux images verticales se regardent. Elles forment alors un paysage composite, que ce soit une ligne de fuite ou au contraire un coin reconstitué avec deux lignes asymétriques, les images et leurs montages ne nous laissent pas d’échappatoire.

Par l’altérité de la marche, on éprouve la dimension mercantile des rues de Paris et plus largement des rues des grandes métropoles. Le vide par l’enfermement, cette quasi désertion du vivant, humain, comme animal et végétal, met face à la pauvreté ontologique de ces espaces. Il fait le portrait en négatif de ce dont les devantures des années 2020 continuent d’être le déversoir.
Aujourd’hui, alors que la machine bat à plein régime, à peine ralenti par les confinements, très vaguement ripoliné en vert, il est agréable de revoir ces images.
On peut également voir un parallèle entre ces interruptions, qui seront probablement toujours plus fréquentes, et la volonté des grandes entreprises à produire un service toujours plus distancé. Les banques ne seront bientôt plus que des sites internets. Les chaînes de logistique, dans la lignée d’Amazon, livrent à domicile et entrainent la disparition de leurs concurrents avec boutique « physique ». On peut déjà voir dans les métropoles nord américaines, des quartiers populaires nommés « déserts alimentaires » de par l’absence de points de ventes de produits frais à des kilomètres à la ronde.
Toutes ces grandes entreprises poursuivent un but de « lean management », la fermeture temporaire produite par les mouvements sociaux n’est jamais qu’une ligne dans un bien plus large calcul d’économie d’échelle. Aussi, les interruptions deviennent une sorte de projection vers cette ville toujours plus cyber et aseptisée.

Le contexte des trois marches réunis dans le livre est relativement hétérogène. La première, le 8 décembre, a lieu en amont de la marche pour le climat, entre Nation et Bastille. C’est donc le parcours standard des manifestations parisiennes, cependant il est très rare, souligne la photographe, voir exceptionnel que ce parcours soit barricadé comme il l’a été ce jour-là. C’est un signe parmi tant d’autres du débordement du mouvement gilets jaunes dans toute la société (1) (#GILETS VERTS titre un graffiti sur une des images). La seconde marche a lieu le lendemain entre Trocadéro et les Champs Élysée, quartier touristique et « chic », déserté. Et la troisième a lieu le samedi suivant, dans le quartier tout aussi cossu de St Honoré, en marge de l’acte V des Gilets Jaunes.

Dans le format qui succède à « Prévention situationnelle », la photographe est allée à l’économie afin d’auto-publier son travail.
Les 225 photographies sont alors réduites à une sélection de 78 images. Et l’objet propose un nouveau montage où l’on tourne des pages au format paysage de bas en haut, tel un calendrier. Un calendrier où chaque mois a quatre cases, deux par pages, et où la confrontation de ces quatre images nous laisse face à une aridité encore plus prononcée que dans « Prévention situationnelle ». Un dessin et une courte légende en quatrième de couverture nous informent des trois marches ayant permises ces prises de vues, et retracent les trois parcours, formant une traversée de Paris d’est en ouest.
Le feuillet plié-agraphé est glissé dans une pochette transparente où est reproduit ce titre : « Les devantures - Paris, déc. 2018 ».

Si ce travail éclair des « devantures » nous renvoie à une sorte d’impossibilité à rouvrir l’utopie dans la métropole, de par la « prévention » mise en place sous la forme de barricades, par le dispositif policier et par la pauvreté de l’imaginaire de ces espaces. Il semblerait que dans la suite de son travail, par sa série « Archipels » dans une zone découverte à l’occasion, là encore, de nombreuses marches, la photographe ait trouvé un ensemble ténu de brèches. Mais, c’est une autre histoire.

Yves Drillet

Plus d'infos et d'images sur le site de la photographe : https://www.sandrinemarc.com/les-devantures

(1) https://lundi.am/Tout-brule-deja-ecologie-sans-transition

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