Image Capital
Le Centre Georges Pompidou n’était qu’une station à l’intérieur d’un parcours à travers les plus prestigieuses institutions de photographie en Europe (1), mais évidemment, à Paris, IMAGE CAPITAL, sonne aussi comme CAPITAL IMAGE. Paris, la ville des lumières qui par décision parlementaire durant la monarchie de Juillet en 1839 et grâce à l’initiative de Dominique François Arago, offre le libre accès de la photographie à tous les citoyens peut se comparer au CERN à Genève, qui avec le chercheur Tim Berners offrait en 1989 l’accès gratuit du world wide web au monde entier, 150 ans après l’accès à la photographie. IMAGE CAPITAL est une exposition à l’ère d’internet et de l’industrie digital avec l’ambition d’opérer un état des lieux de la photographie.
La salle au sous-sol du Centre Georges Pompidou, dédiée à la photographie et appelée « galerie de photographies », est surtout destinée à présenter les acquisitions récentes pour la collection du Musée national d’art moderne. Ainsi, on a pu y découvrir un ensemble de tirage d’André Boiffard ou les clichés réalisé à Calais par Bruno Serralongue, qui est d’ailleurs l’auteur d’une étude au sujet de Boiffard. Il arrive parfois aussi, que ce couloir étroit soit habité par des expositions sans liens avec la collection. C’était le cas avec IMAGE CAPITAL, le projet de l’historienne de la photographie Estelle Blaschke et de l’artiste Armin Linke.
Lors du démarrage du projet, le duo avait obtenu en 2019 le « prix d’art Kubus. Sparda » et l’exposition à l’époque au Kunstmuseum Stuttgart était beaucoup moins dense que la version parisienne enfermée sur 200 m². Mais la méthode était déjà établie : considérer la photographie tout premièrement comme un transmetteur d’information, qu’elle soit esthétique, politique, économique, écologique, scientifique, etc. Nous pouvons ainsi déduire que poser la question de l’information, c’est aussi poser celle du pouvoir !
Conçue 35 ans après l’invention d’Internet par un duo qui travaille depuis longtemps au sujet des notions d’archives, l’exposition était à la hauteur des attentes. Armin Linke recense depuis plus que vingt ans des lieux de premier ordre de la géopolitique contemporaine, qu’ils soient d’une importance énergétique, financière ou stratégique. L’artiste, fidèle compagnon de route de Bruno Latour le temps de son vivant, documente par exemple un congrès du GIEC à Warsowie, une plate-forme pétrolière dans l’Arctique, un marché animé à Calcutta ou une station spatiale aux confins de la Sibérie. Féru d’architecture et d’urbanisme, il capte des villes en expansion sur les cinq continents, que ce soit Hong Kong, Lagos, Pyongyang, El Ejido, São Paulo, Allahabad, Bahreïn, Berlin, Moscou ou Las Vegas, et d’autres. Chroniqueur de la mondialisation, il s’intéresse à la manière dont le capitalisme néo-libéral modèle notre planète. À plusieurs reprises, il a offert au public l’accès à ses archives, que ce soit à la biennale de Venise en 2003 ou celle de Saõ Paulo en 2008. Il est à ma connaissance un des rares artistes constituant avec ses propres clichés une archive contemporaine.
Estelle Blaschke, Professeure pour les médias photographiques à l’âge digital à l’université de Bâle, interroge les archives et leurs histoires. Elle a gagné le prix de recherche de la société allemande de photographie pour son projet «Photography and the Commodification of Images: From the Bettmann Archive to Corbis» (2) . Cette recherche mettait entre autres l’accent sur la valeur financière des images photographiques dans une société transformant tout en marchandise, mais persuadé que tout ce qui apparaît sur nos écrans est gratuit.
Pour donner un exemple : En 2008, la société de capital-investissement Hellman & Friedman (H&F) a acquise Getty Images pour 2,4 milliards de dollars pour la revendre 4 ans plus tard, pour un prix inconnu, au groupe Carlyle. Pour finir six ans plus tard dans le giron de la famille Getty sans qu’on ai pu connaître le prix de l’acquisition. Getty image avait mené tout au long des années 90 et 2000, une politique d’acquisition d’archives photographiques hyper agressive, comptant au milieu des années 2010, 80 millions d’images. En 2023, Trillium Capital faisait une offre de rachat à hauteur de 4 milliards de dollars, mais Getty refusa, mettant en doute la crédibilité des offrants. Néanmoins, il est potentiellement possible de presque doubler la mise en 15 ans dans le marché des banques d’images. Rien d’étonnant que la somme gigantesque d’images accumulées nourrisse aujourd’hui le big business du « deep mining » (pour ne pas utiliser le terme erroné d’intelligence artificielle). Getty Image vient d’ailleurs de conclure un contrat de coopération avec l’entreprise Nvidia, spécialisé dans le « deep mining ». À une époque où la production quotidienne d’images atteint les 5,3 milliards, les photographies sont, comme le pétrole, un élément constitutif du capitalisme contemporain.
L’artiste et l’universitaire opèrent dans un cadre tenant compte des faits et dire humains déterminé par la domination, loin d’un « humanisme » qui nie nos antagonismes, façon Cartier-Bresson et tout aussi éloigné de la propagande d’ « une image qui vaut 1000 mots » ou « le poids des mots et le choc des photos » (3). Bien que le texte tienne une place toute aussi importante que les photographies, les photos ne cherchent aucunement à déclencher des émotions « chaudes ». Au contraire, le regard d’Armin Linke est factuel (« sachlich » dans sa deuxième langue) souvent s’appuyant sur des fragments, sans prétentions d’embrasser en un seul cliché le TOUT. Le cadrage de ses fragments est choisi pour suggérer la curiosité du spectateur et inviter à un va-et-vient entre texte et photographie.
Le mode de présentation choisi par Armin Linke, habitué à travailler avec des graphistes et des architectes pointus pour ses dispositifs, voire par exemple The Appearance Of That Which Cannot Be Seen / L’apparence de ce qui ne peut être vu produit par le ZKM à Karlsruhe et repris par le CPG à Genève en 2017, brise d’office le principe de la lecture linéaire tel que l’accrochage classique de photographie sur le mur imposé. Dans CAPITAL IMAGE, les photographies encadrées étaient placées dans l’espace sur des sortes de chevalets d’un design minimal. Bien que l’artiste occupe aussi les murs à Paris, l’agencement de l’espace offre au spectateur une déambulation libre avec des grandes laies de papier photographique suspendues et non fixées dans le bas, juste contenues dans des cadres-caissons en bois, lesquels sont fixés sur des colonnes métalliques de chantier qui vont du plafond au sol. Ce dispositif fait penser à Lina Bo Bardi et ses premières présentations de la collection du Museo de art de São Paulo (MASP). Dans le dispositif d’Armin Linke, le spectateur se fraie son propre chemin et façonne son montage.
Blaschke et Linke réussissent à construire un espace réel et mental avec une mise en mot et en image complémentaire. Elle rappelle certaines expositions universelles des années 20, début 30, avec la propagande en moins. Ils posent la même question que celle inscrite sur un mur dans la fameuse exposition Film und Foto de 1929 à Stuttgart : Wohin geht die fotografische Entwicklung (Vers où se dirige le développement photographique ?)
À la différence, que le duo se trouve à un moment de l’histoire de la photographie où celle-ci n’a plus besoin de lutter pour être accepté en tant qu’art. C’est donc en tant qu’artiste qu’Armin Linke peut s’investir dans une campagne d’investigation dans plusieurs champs des sciences prenant les contours d’une œuvre d’art, vue que le travail d’enquête s’est affirmé ces vingt dernières années comme une production d’art des plus inspirante.
Joerg Bader
Lien vers le site de l'exposition : https://image-capital.com
- Museum Folkwang, Essen; Fondazione MAST, Bologna; Deutsche Börse Photographie, Eschborn bei Frankfurt am Main.
- Estelle Blaschke, L’exploitation commerciale du visuel via la photographie : le Fonds Bettmann et Corbis dans Études photographiques, Paris, N° 24 | novembre 2009.
- Le tandem Roger Thérond et Daniel Filipacchi, voulant situer le magazine par rapport à la télévision, adopte la devise « Paris Match, le poids des mots, le choc des photos », inventée en 1978 par Jean Cau et bientôt inscrite au fronton de milliers de kiosques à journaux.