Protest Photographs de Chauncey Hare — par Ken Grant

J'ai découvert les images du photographe américain Chauncey Hare en 2023, à la faveur de la sortie de "Quitting your day job", une biographie de Robert Silfkin publié par Mack. Hare a travaillé comme ingénieur chez Standard Oil, puis comme photographe "professionnel" reconnu, il a toujours nourri une relation difficile avec son employeur puis son commanditaire, ce qui l'a amené à produire une vive critique du monde du travail puis du monde de l'art. Par delà son propos, Hare est un photographe hors pair, il a produit un corpus d'une grande intensité, lequel aura par la suite influencé des photographes tels que Lars Tunbjörk ou Doningan Cumming.
Ken Grant, excellent photographe anglais, lui-même porté par de fortes convictions politiques, avait écrit en 2010 une très belle critique du livre "Protest Photographs" monographie de Hare qui venait de paraître chez Steidl. En voici une transcription en français.

Dernièrement, lors d’un entretien à la radio, une enseignante de Detroit parlait de son étonnement à voir le retour de la prairie sur de nombreux acres d’anciens territoires urbains de sa ville. À l’origine, des communautés entières se sont formées à la suite d’une émigration massive depuis le Sud vers les usines de voitures, et les industries liées, au nord de l’Amérique. Elles ont vécu dans l’ère de la Motor City et ce sont retrouvées inutiles et désorientées après des années de détériorations économiques. Ensemble, elles ont dû repenser comment elles allaient pouvoir poursuivre leurs vies, finalement elles se sont entraidées pour cultiver des vergers et des champs avec pour paysage une industrie en cours d’effondrement qui fut autrefois dominée par leurs employeurs et patrons.
Une telle redistribution des cartes semble toujours advenir en temps de crise, quand la domination du schéma industriel ne semble plus adéquate, juste ou viable. Cela amène un mouvement nécessaire vers un mode de vie plus incertain mais aussi plus prometteur et satisfaisant. Je suis conscient d’une telle crise (quoique très singulière) et de la noirceur de l’industrie qui l’a rendu possible lorsque je consulte le volume considérable de photographies qui rendent sa juste place au travail de Chauncey Hare, parmi les projets photographiques américains les plus importants du siècle dernier.
Sur près de 400 pages, Protest Photographs puise dans un petit nombre des photographies du livre Interior America de Hare, publié par Aperture en 1978 et le suivant This Was Corporate America et les contextualise parmi de nombreuses photographies précédentes et jamais publiées. Elles sont désormais en possession de l’université de Berkeley en Californie, suite à un don de ses archives en 1999 par le photographe. Si Berkeley avait rejeté la sollicitation du photographe, il semble très probable que le travail aurait été détruit sur ses instructions, mettant un terme à une carrière qui en réalité s’était interrompue dans les années 80 lorsque Hare cessa de prendre des photos, pour se former à nouveau et commencer à travailler comme conseiller et thérapeute pour les travailleurs et leurs familles.

La source du dernier bouleversement qui a éloigné Hare du monde de la photographie est évoquée dans le récit qui introduit le livre. Au lieu d’une énième appréciation polie du travail, le genre qui débute tant de livres de photographie, le photographe déploie à nouveau la stratégie qui avait tant distingué Interior America – en utilisant les premières pages pour dévoiler sa vie au grand jour dans des paragraphes sincères. Ces prises de positions personnelles sont construites, intimes et émouvantes, formant une base pour des images qui – malgré un commentaire si téméraire – coule singulièrement à travers chaque page de droite dans une structure aussi régulière et prévisible qu’une vie de labeur. En regardant chaque image, il devient impossible d’écarter la crise émotionnelle qui a modelé, supplié puis finalement stoppé les progrès de Hare en tant que photographe. Que ce soit héréditaire (le père de Hare obtint une promotion qui l’éloigna de ses racines des Appalaches Irlandaises vers des années de dépression et de mécontentement) ou vécut, par les 29 années où Hare travailla comme ingénieur. L’acte de photographier est, avant toute chose, une voie pour un engagement personnel et politique – pour une rébellion qui est plus ouverte émotionnellement qu’aucune autre que j’ai pu rencontrer dans ce médium.

Travaillant comme employé de Standard Oil et plus tard de Chevron, Hare commença son projet en 1968 – un an après qu’une commande l’ait brièvement mené dans le Mississippi, alors animé par le mouvement pour les droits civiques. Après ce qui fut sans doute une expérience marquante et formatrice, il retourna à sa routine quotidienne, utilisant sa pause-déjeuner pour quitter son lieu de travail et échapper aux tensions et à la monotonie d’une vie professionnelle qui modelait de plus en plus sa santé physique et mentale. Il semblerait que l’acte de photographier pouvait temporairement atténuer la nausée que Hare ressentait chaque soir en rentrant du boulot, un état que même ses médecins n’arrivaient pas à expliquer.

Marchant aux alentours de l’usine en 1968, Hare fut arrêté par un homme du coin, Orville England, lequel insista pour vendre un appareil photo en plastique au photographe. Il fut invité à l’intérieur de la maison d’England – une maison où, des années après, Hare lui-même s’installera – pour exercer comme aidant, puisque la vie du vieil homme, rongée par l’empoisonnement lié à un métier en contact avec de l’amiante, approchait finalement de sa difficile et inévitable fin. Après cette première rencontre, Hare revint avec une chambre photographique et photographia de nouveau England, un geste qui l’encouragea à photographier les intérieurs et les habitants des modestes maisons à proximité de son travail. Il s’aperçut des vies vécues, inconfortablement proche d’un air pollué. Il nota comment la sécurité, les perspectives et les plans d’avenir étaient entravés par les fluctuations de l’économie, lesquelles compressaient et déployaient les industries telles des poumons, causant l’incertitude et le déclin des ambitions chez les jeunes.
Le photographe, qui se réveillait en sursaut à 5 heures chaque matin, finit par quitter son travail et – avec sa nouvelle compagne, la psychothérapeute Judy Wyatt – mit en place une relation basée sur une douleur commune et profonde, ressentie par l’injustice du traitement que les personnes recevaient au travail, dans une société dont ils faisaient tous les deux partis.

Ce n’est pas difficile d’imaginer l’épreuve que représentait l’accès à ces maisons – un processus construit sur la confiance et un élan nerveux mais déterminé que Hare explique minutieusement avec ses propres mots – avant de mettre en place l’appareil pour faire la photographie. La technique photographique de Hare semble en partie raffinée et en partie abrupte ou techniquement erratique, cependant, c’est toujours envoûtant. Tandis que certaines photographies ont un éclairage doux, avec de la lumière diffusée à la perfection dans les intérieurs, avec une vue sur les usines que l’on peut voir à travers les fenêtres, d’autres sont illuminées avec l’intrusion d’une lumière crue et peu flatteuse. Le flash colle de profondes ombres noires des habitants sur les murs, créant des espaces étroits et malaisant. Également, des câble électriques noirs, vaguement maintenus courent autour des murs rendant le système d’alimentation aussi instable que vulnérable. Hommes et femmes sont souvent seuls se tenant sous de bas plafonds gris. Les membres de la famille sont souvent assis avec derrière eux une photo de la famille au complet, du gouvernement Kennedy ou de dévotion religieuse. Parfois, les gens sont encadrés dans la porte ou coincés dans les bords du cadre – de temps en temps, ils sont endormis tout habillés et recroquevillés autour d’enfants épuisés sur des lits encore faits. L’extrême couverture de l’objectif grand-angle montre des pièces entières, ainsi que leurs habitants assis ou debout, regardant passivement leurs maisons, probablement pas au courant de leur présence dans le cadre de la photographie.

Pour la première fois, ce nouveau livre reproduit un certain nombre de portraits de groupes fait entre 1968 et 1972 – y compris des photos mal cadrées de familles élargies qui remplissent la pièce en s’asseyant sur des chaises d’appoint, lesquelles sont réunies au milieu des enfants après avoir été transportées depuis d’autres pièces de la maison. Travaillant à l’extérieur, Hare photographie souvent l’étendue des logements dans l’industrial belt de la Pennsylvanie et de l’Ohio, et il y a des échos avec une plus large histoire des paysages de l’économie américaine – et de l’histoire de la photographie, comme le cimetière que Hare a photographié en 1972 aux abords de Behtlehem et des mêmes logements que Walker Evans a photographié pour Rod Stryker en 1935 pour une partie du programme de la FSA, afin de documenter la lutte des travailleurs qui méritaient le soutien du pays, après le choc pétrolier de 1929.

Hare raconte comment à travers ses années de production, il s’est senti responsable d’ « honorer la réalité de chaque personne et de son habitat » et parle du besoin de relater la vérité des vies des gens. Pour autant, ce n’est pas un processus mesuré, impartial. Dans l’épilogue du livre, le commissaire d’exposition Jack von Euw suggère que Hare ne veut pas que le livre soit à propos de lui-même – mais cela semble pourtant inévitable, puisque le photographe lutte pour s’échapper de ses propres conditions de travail et il est forcément affecté par les vies qu’il découvre dans l’Amérique qui le définit lui-même. Plus il va de la photographie vers le travail de conseil et d’aide à la personne, plus il est évident que la photographie a pu avoir ses propres conditions et que le photographe bataillait avec elles. Un ensemble de photographies de Hare fut acheté par le MoMA, pour autant, il développa une méfiance pour ce genre d’institutions, notant comment leurs structures organisationnelles étaient proches de celles avec lesquelles il avait été en désaccord tout au long de sa vie d’ingénieur. Hare fera plus tard le piquet de grève devant le San Francisco MoMA qui montrait l’exposition « Mirrors and Windows » de Szarkowski et qui incluait certains de ses travaux. Ce fut une manifestation d’un seul homme contre l’entreprise sponsor de l’exposition.

Le travail de Chauncey Hare mérite d’être considéré à côté du « American Photographs » de Walker Evans ou du premier livre de Nan Goldin, comme une voix singulière et réfléchi témoignant de la condition d’une vraie Amérique – la même Amérique que le poète Fred Voss, lui-même un mécanicien d’usine, décrira plus tard comme un peuple « aussi vrai qu’un avis d’expulsion de Marshall, ou qu’un bordereau rose de licenciement ». Ce nouveau livre offre un sérieux, passionné et exhaustif discours sur la nature de la vie au travail du peuple, à un public contemporain et témoin du plus important pic de récession économique depuis les années 30. Hare a créé une réponse importante et singulière à de telles conditions, et trouvé un mode de vie au-delà des circonstances qui l’avaient d’abord contraint. En faisant cela, il a privilégié des questions sur le rôle du photographe et la possibilité pour la photographie de dire quelque chose de précieux à propos de quelque chose que nous ne pouvons plus ignorer.

Ken Grant

Cette critique est initialement parue en anglais sur le journal Foto8. ( foto8.com/live/protest-photographs-by-chauncey-hare)

Traduction en amateur mais sans IA par Yves Drillet.

Le livre "Quitting your day job" (en anglais) peut être commandé en librairie grâce à la diffusion d'Interart pour seulement 12 euros. Les trois livres photo de Chauncey Hare, dont "Protest Photographs" sont épuisés, on en trouve chez les spécialistes de livres anciens.
placedeslibraires.fr/livre/9781913620073-discourse-tome-5-quitting-your-day-job-chauncey-hare-s-photographic-work-robert-slifkin

À noter que Ken Grant publie ces jours-ci un livre de photographie chez RRB ( rrbphotobooks.com/products/0201007007601 )

La photographie de Chauncey Hare a été prise pour protester et alerter contre la domination croissante des travailleurs par les sociétés multinationales, leurs patrons et managers. Copyright Bancroft Library.

Nouveau Palais is the name of a diner on the corner of Bernard Street and Parc Avenue in Montreal. Facing that sign, one cold day of 2019, I thought I just found the name of my not yet started éditions. In my idea, the new palace won’t look like the old one (l’Élysée for instance in France). Plead for the destroy of the old palaces and to build something else different and for all that was the image behind catching that restaurant name.
Regarding the photobooks, Nouveau Palais tries to push ways of doing politically pictures and not political pictures to paraphrase Jean-Luc Godard. Each publication is a well thought balance between photographs, book form and texts and a close collaboration between the photographer, the author, the graphic designer, which is Marie Pellaton for most titles, and me, the publisher.
Books are not an end for the publishing house. An online review, distribution, podcasts, and a constant correspondences with the growing circle of the éditions are few of the many ways to spread the ideas and build a happy publishing process with modest means.

Yves Drillet


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