
The Transition Area de Benoit Grimbert
Est publié ici, un extrait de la thèse de Benoit Grimbert, intitulée "Atrocity Exhibition". C'est une sorte d'enquête, particulièrement érudite dans sa bibliographie, où le photographe s'appuie sur des images qu'il a prises dans le quartier d'Hackney à Londres. Il y a traqué les traces, signes de la présence à la fin des années 70 du groupe de musique industrielle Throbbing Gristle. L'écrit déplie son processus de travail, l'acte photographique et ce que le paysage nous dit des angoisses et traumatismes qui sourdent de la mégapole et du reste des pays du Nord.
La ruine antique était faite de temples et de théâtres ; nos ruines sont des ruines du travail : il s’agit de l’usine et de la maison de l’ouvrier.
Diane Scott, Ruine, Invention d’un objet critique, Paris, Les Prairies ordinaires, 2019, p. 63.
Le paradoxe de la ruine est qu’elle est un avant qui prend place depuis un après. […] La ruine antique parlait aux humanistes de la fugacité des choses, fugacité dont elles s’exceptaient, les ruines étaient signe de la « stupéfiante et affligeante inconstance de la fortune », mais elles en témoignaient éternellement. La ruine contemporaine se donne au contraire comme l’objet même de l’effondrement.
Ibid., pp. 44 et p. 67.
Ce qui, sous la forme exemplaire d'un bâtiment industriel désaffecté – comme, dans cette photographie, ces anciens ateliers édifiés après-guerre au croisement d’Elizabeth Fry Road et de Lamb Lane –, qualifie l'usine comme « ruine », c'est le fait qu'elle ne remplit plus la fonction à laquelle elle a été originellement destinée : la production de marchandises ad infinitum, soutenue par les promesses de vie meilleure – les bienfaits du progrès et du monde moderne pour tous. C’est essentiellement cette perte de fonction qui donne désormais et en premier lieu à ce bâtiment son attrait. Pour reprendre les mots de Bruce Bégout, qui analyse le sentiment éprouvé devant tel ou tel bâtiment « ruiné » : « (…) nous étions passés devant lui cent fois sans lui prêter attention, mais sa désaffection [sic] nous attire (1). » Mais ce qui, indépendamment de cette fonction initiale particulière, historiquement datée, qualifie spécifiquement la ruine de moderne – ruine du capitalisme –, c’est le fait que, en la regardant et en la considérant aujourd’hui sous cette forme désaffectée, dégradée, ces promesses nous apparaissent rétrospectivement comme ayant été, dès le départ et de manière totalement assumée, un leurre, une mystification.
Par définition, c’est toujours par un regard rétrospectif que la ruine peut être vue pour ce qu’elle est – comme ruine (c’est-à-dire comme ce que, fondamentalement, elle n’est plus). En tant que désaffecté, le bâtiment se présente maintenant à nous comme un pur et simple élément de décor. Un bâtiment à la façade duquel n’importe quelle enseigne peut, de nouveau, et à nouveaux frais, faire illusion. « Charismatic Impact for Christ Ministries / Kingdom of God Ministries Int’l », s’affichait ainsi sur sa façade au début des années 2010. « The Redeemed Christian Church of God » l’avait ensuite remplacé, pour finalement disparaître à son tour. Ce que nous pouvons entrevoir derrière le recyclage de cette unité industrielle en temple – la communauté des fidèles venant aujourd’hui à la place de la communauté des travailleurs, dont l’unité reposait non pas sur une croyance commune et l’allégeance à une autorité spirituelle, mais sur l’affiliation à un syndicat –, c’est, arc-boutée sur un capitalisme chancelant, la modernité même à l’état de ruine. Un diagnostic qui a commencé à être posé en Grande-Bretagne dès les années 1960-1970, sous l’effet conjugué du traumatisme de la guerre et de la dégradation de la situation économique et de la brutale réponse néolibérale, qui a définitivement anéanti ce que Ken Loach a appelé « l’esprit de 45 » – un idéal social supporté, sur le plan politique, par ce que l’on a identifié comme le « consensus keynésien ».
Conformément au modèle défendu par les promoteurs privés, le site doit prochainement accueillir un nouveau complexe architectural, mêlant logements et espaces commerciaux. Voici en quels termes le promoteur justifie la destruction du bâtiment : « L’actuel bâtiment industriel d’après-guerre est insignifiant, fatigué et d’intérêt architectural ou historique nul. (…) Nous sommes excités par l’opportunité de remplacer un bâtiment hideux par un autre qui pourra contribuer au nouveau caractère prometteur du quartier, et s’insérer dans la vision plus large de l’environnement local. » Pur produit du moins-disant architectural tel qu’on le rencontre largement aujourd’hui dans la ville contemporaine, la « qualité » du nouveau bâtiment nous semble pourtant pour le moins douteuse, et l’on peut même se demander si ce dernier est en mesure de tenir la comparaison avec la soi-disant « verrue » sur le point d’être éliminée. Sa conception cheap – dont témoigne maladroitement, mais de manière parfaitement explicite, le traitement arbitraire et cependant bavard de la façade –, comme la relative pauvreté des matériaux utilisés pour sa construction, auront tôt fait, on peut le prévoir, de faire apparaître ce nouveau bâtiment pour ce qu’il est : un objet de rang inférieur voué à une dégradation rapide. Nouveau leurre, non plus seulement destiné aux populations paupérisées, éligibles au logement social, et par conséquent particulièrement exposées aux faibles standards architecturaux et urbains actuels, mais aussi désormais aux classes moyennes et supérieures, qui investissent chaque jour davantage ce quartier en pleine gentrification. Geste architectural qui rejoue à sa propre manière, et probablement sans le savoir, celui qui décida, il y a un siècle et demi, du destin urbanistique d’Hackney : celui par lequel, au motif de retours rapides sur investissement, de petits promoteurs transformèrent « une banlieue recherchée » en « dépotoir social.(2) »
Nouveau leurre, en tout cas, qui, s'il repose toujours sur la nouveauté et la prétendue belle apparence de ce qui vient remplacer un bâtiment dégradé, le cas échéant obsolète, se renforce largement de l'élimination de la ruine en tant que telle. Comme trace, celle-ci n'a désormais plus droit de cité. La « verrue » doit disparaître car, dit-on, elle est d'un intérêt historique « nul ». À moins justement que, comme marque et témoin d'une certaine séquence historique – le glorieux passé industriel du pays, puis son déclin, socialement dévastateur –, elle soit au contraire d'un intérêt historique tout à fait significatif. Si les ruines constituent l'instrument de visibilité par excellence de ce qui a disparu, les faire disparaître, c'est évidemment d'abord faire disparaître les traces dont elles sont porteuses. Comme le souligne Rebecca Solnit, « effacer les ruines, c'est effacer les éléments déclencheurs, visibles par tous dans l'espace public, de la mémoire ; une ville sans ruines et vestiges du passé est comme un esprit sans souvenir (3) ». S'agissant singulièrement du site et du bâtiment industriel qui nous occupe, c'est faire table rase de ce qui pourrait venir contredire, en parfait trouble-fête, le « nouveau caractère prometteur du quartier ». Car la spécificité de la ruine « moderne », industrielle, est également, exhibant la désaffectation d'un objet qui, contrairement à la ruine « classique », nous est contemporain, familier, de nous inquiéter elle aussi. Inquiétante étrangeté du familier : « La ruine antique est merveilleuse, en ce qu'elle projette l'individu qui la parcourt dans un univers étranger et définitivement absent dont les règles sont perdues et ne valent plus ; la ruine moderne est fantastique dans la mesure où elle plonge ce même individu dans une perturbation insidieuse de son cadre de vie et fait surgir l'altération dans le présent. Elle n'est donc plus irréelle, mais fascinante et menaçante en tant qu'elle surgit comme un tombeau au sein de la quotidienneté (4). »
(1) Bruce Bégout, Obsolescence des ruines, Paris, inculte, 2022, p. 47.
(2) Paul Harrison, Inside the Inner City. Life under the Cutting Edge, op. cit., p. 39.
(3) Rebecca Solnit, Storming the Gates of Paradise, Los Angeles, University of California Press, 2007, cité par Bruce Bégout, Obsolescence des ruines, op. cit., p. 31.
(4) Ibid., pp. 40-41.

Les ruines antiques existaient avant leur mise en peinture ou leur mise en image. La ruine contemporaine n’advient comme ruine que par l’image. (…) La ruine fait cliché, elle appelle la photo.
[Diane Scott, Ruine, Invention d’un objet critique, op. cit., p. 42.]
Des choses qui, dans le flux de la déambulation, paraissent comme disposées de la manière la plus fortuite et la plus désordonnée, peuvent paradoxalement se révéler, une fois le rapport entre elles et avec ce qui les entoure figé par la photographie, cela précisément sur quoi repose fermement toute l'intelligibilité de la scène – sa clé inattendue. Ainsi, n’est-ce pas simplement en lui-même, comme emblème de la consommation de masse, que ce banal chariot de supermarché peut contribuer à faire percevoir ce bâtiment comme, spécifiquement, une ruine du capitalisme. C’est le fait qu’il se présente ici, si l’on veut bien nous accorder l’emploi légèrement excentrique de cette image anthropomorphique, comme s’il avait « réchappé », bien qu’encore sous le choc, de ce qui a toute l’apparence d’une agression. Une agression dont l’agent a manifestement quitté les lieux précipitamment, abandonnant sur place partie de son butin.
Benoit Grimbert
On peut trouver plus de photographies de cet ensemble de Benoit Grimbert sur son site internet : https://benoitgrimbert.fr/?p=23
Le nom de la thèse se réfère à un livre de JG Ballard paru en français chez Tristram sous le nom de "La foire aux atrocités" en 2014. S'il est aujourd'hui épuisé, on peut facilement l'acheter en ligne ou chez les bouquinistes comme sait bien le faire Benoit Grimbert. On trouvera de nombreux poches de Ballard en librairie dont "Sauvagerie" et "La trilogie de béton".