Chauncey Hare et Allan Sekula : Une photographie de l’émancipation — Sadreddine Arezki
Je republie à nouveau un article du blog de Sadreddine Arezki, consacré à deux photographes importants pour la maison d'édition.
Deux photographes importants ont attiré mon attention récemment. De prime abord, il s’agissait d’un pur hasard. En creusant un peu le lien qui les unirait, j’ai constaté à quel point il s’agit de deux photographes à la fois assez proches dans leurs centres d’intérêt tout en étant éloignés dans leur pratiques photographiques respectives.
Chauncey Hare, né en 1934, a disparu en septembre dernier mais l’information n’est parue que très récemment dans un journal de Californie. Cette annonce tardive et presque anonyme est à l’image de ce personnage un peu mystérieux et marginal. Il était photographe militant, il fut aussi juriste et thérapeute. Sa vie durant, il œuvra à la dénonciation de l’aliénation des employés américains par le travail.
Pour ce faire, Hare a exclusivement photographié depuis les années 1968 les employés américains, soit sur leur lieu de travail ou à leur domicile. Il a produit deux livres : « Interior America » en 1978, dont le remarquable Protest photographs édité par Steidl en 2008 est une version enrichie et augmentée. Il publia aussi de son vivant « This Was Corporate America » en 1984. En 1985, il abandonna la photographie et se consacra à son activité de thérapeute. Enfin et en lien avec son activité photographique antérieure, il publia en 1997 un guide intitulé « Work Abuse: How to Recognize and Survive It »
Quant à Allan Sekula (1951-2013), il est en tant que photographe, enseignant et théoricien de la photographie, un acteur majeur du courant critique de la photographie moderne. L’ensemble de ses écrits est rassemblé en un volume majeur : « Écrits sur la photographie: 1974-1986 », 2013 aux éditions des Beaux-Arts.[voir ce lien]
Dans sa pratique photographique, il s’est beaucoup intéressé aux soutiers de l’économie mondialisée. Il n’a eu de cesse dans ses travaux de tenter de dénoncer l’invisibilisation des classes laborieuses sur l’autel d’une mondialisation économique « heureuse » mais néanmoins soucieuse de faire disparaitre du paysage ses plus obscurs soutiers nécessaires à son bon fonctionnement.
Pour ce faire, il sillonnait les lieux de production à travers le globe, de Dunkerque jusqu’en Pologne ainsi qu’aux États-Unis, il a documenté la transformation des conditions de travail des employés et ses effets sur l’individu.
La galerie Michel Rein a eu la bonne idée durant Paris Photo de présenter quelques images tirées de plusieurs séries différentes réalisées par Sekula. On y voyait en premier lieu une série en Noir et blanc, le point de vue des images est en légère contre-plongée des salariés. Ceux-ci, quittant leur emploi, ils s’avancent vers l’objectif situé sur quelques marches au dessus d’eux. A travers un hommage à la sortie des usines Lumière, nous avons affaire ici à une prise de vue quasi programmatique; l’objectif du photographe est l’instrument d’une épiphanie libératrice des employés à l’heure de quitter leur travail.
Chacun retrouve son individualité et une forme de liberté. La caméra ne les accompagne pas, elle les attend en haut, elle souhaite élever ses sujets au niveau de l’œil du viseur. Non pas que la photographie se place en surplomb des sujets qu’il voit, il s’agit d’établir les éléments d’un regard qui élèvent la représentation conventionnelle des employés.
Deux photographes importants ont attiré mon attention récemment. De prime abord, il s’agissait d’un pur hasard. En creusant un peu le lien qui les unirait, j’ai constaté à quel point il s’agit de deux photographes à la fois assez proches dans leurs centres d’intérêt tout en étant éloignés dans leur pratiques photographiques respectives.
Chauncey Hare, né en 1934, a disparu en septembre dernier mais l’information n’est parue que très récemment dans un journal de Californie. Cette annonce tardive et presque anonyme est à l’image de ce personnage un peu mystérieux et marginal. Il était photographe militant, il fut aussi juriste et thérapeute. Sa vie durant, il œuvra à la dénonciation de l’aliénation des employés américains par le travail.
Pour ce faire, Hare a exclusivement photographié depuis les années 1968 les employés américains, soit sur leur lieu de travail ou à leur domicile. Il a produit deux livres : « Interior America » en 1978, dont le remarquable Protest photographs édité par Steidl en 2008 est une version enrichie et augmentée. Il publia aussi de son vivant « This Was Corporate America » en 1984. En 1985, il abandonna la photographie et se consacra à son activité de thérapeute. Enfin et en lien avec son activité photographique antérieure, il publia en 1997 un guide intitulé « Work Abuse: How to Recognize and Survive It »
Quant à Allan Sekula (1951-2013), il est en tant que photographe, enseignant et théoricien de la photographie, un acteur majeur du courant critique de la photographie moderne. L’ensemble de ses écrits est rassemblé en un volume majeur : « Écrits sur la photographie: 1974-1986 », 2013 aux éditions des Beaux-Arts.
Dans sa pratique photographique, il s’est beaucoup intéressé aux soutiers de l’économie mondialisée. Il n’a eu de cesse dans ses travaux de tenter de dénoncer l’invisibilisation des classes laborieuses sur l’autel d’une mondialisation économique « heureuse » mais néanmoins soucieuse de faire disparaitre du paysage ses plus obscurs soutiers nécessaires à son bon fonctionnement.
Pour ce faire, il sillonnait les lieux de production à travers le globe, de Dunkerque jusqu’en Pologne ainsi qu’aux États-Unis, il a documenté la transformation des conditions de travail des employés et ses effets sur l’individu.
La galerie Michel Rein a eu la bonne idée durant Paris Photo de présenter quelques images tirées de plusieurs séries différentes réalisées par Sekula. On y voyait en premier lieu une série en Noir et blanc, le point de vue des images est en légère contre-plongée des salariés. Ceux-ci, quittant leur emploi, ils s’avancent vers l’objectif situé sur quelques marches au dessus d’eux. A travers un hommage à la sortie des usines Lumière, nous avons affaire ici à une prise de vue quasi programmatique; l’objectif du photographe est l’instrument d’une épiphanie libératrice des employés à l’heure de quitter leur travail.
Chacun retrouve son individualité et une forme de liberté. La caméra ne les accompagne pas, elle les attend en haut, elle souhaite élever ses sujets au niveau de l’œil du viseur. Non pas que la photographie se place en surplomb des sujets qu’il voit, il s’agit d’établir les éléments d’un regard qui élèvent la représentation conventionnelle des employés.

Untitled slide sequence 1972/2011. 25 b&w photographs. Allan Sekula
C’est le programme explicite de la photographie de Sekula de prendre de la hauteur avec ses modèles et de participer à cette forme d’élévation fraternelle autour de ce qui les assemblent, le travail.
Sekula indique la place qu’il souhaite voir assignée à sa poétique, elle doit figurer explicitement ici une élévation symbolique des salariés.
Dans d’autres images présentées à la galerie, on voit différentes femmes au travail, soit sur des chaines d’usine en Pologne ou en Amérique (Eyes colsed assembly Line 2008). Il y a aussi le portrait de Kaela Economou battue par la police de Seattle le 2 décembre 1999. Les images sont tirées en Cibachrome et présentées parfois dans des caissons lumineux.
Une autre série importante était aussi présentée. Celle-ci a été construite en réaction à la vogue de l’agrégat hétéroclite de photographes américains s’intéressant au paysage réunis dans une exposition restée fameuse: « New Topographics, Photographs of Man Altered Landscape ». Elle a été présentée en 1975 à la George Eastman House de Rochester (musée de la photographie) par William Jenkins, avec l’aide de Joe Deal. Plusieurs photographes aux desseins différents s’accordèrent pour présenter une vision des États-Unis étrangement libérée de toute présence humaine.(1)
En réaction donc, Sekula réalisa avec « California Stories » en 1973-75 une série des images d’anonymes seuls ou groupés dans des poses quotidiennes, une bière à la main par exemple. Sur des panneaux, plusieurs images des mêmes personnes sont assemblées. Elles s’accompagnent de petits récits qui agissent également en contre point à la déshumanisation de la photographie américaine en vogue à cette époque là.
Est-ce pour autant que l’on pourrait qualifier la photographie de Sekula de photographie à réaction. Oui mais sans être réactionnaire pour autant. Ses travaux ne sont pas le lieu manifeste d’une nostalgie ou le simple souvenir d’une classe en voie d’invisibilisation.
En réalité, ses images sont plus en réaction à l’hégémonie idéologique qu’une vague plutôt conceptuelle de la photographie est en voie d’exercer. Ce courant apparemment apolitique mais qui s’attache à son institutionnalisation esthétique. Une photographie ironiquement baptisée de Neutron Bomb photography par Sekula. Une photographie où l’humain est porté disparu.(2)
C’est dans un sens le renouveau d’une photographie ontologiquement humaniste qui est ici en jeu. Cela va sans pittoresque ni singeries de l’ancien mais une fidélité actualisée sans cesse de son objet.
Le seul inconvénient de cette mini rétrospective est de présenter que quelques images de plusieurs séries. Cela ne laissait pas le temps aux travaux de déployer tout leur sens sur la longueur.
Hare (3) photographiait les employés dans ses deux lieux emblématiques de la vie d’un salarié type, soit à son travail ou à son domicile. Il se consacrait à la photographie les soirs et week-ends après le travail. Lors de longues marches, il se rendait au gré des rencontres chez des gens de son voisinage et pouvait ainsi photographier les intérieurs de leurs habitats.
Durant l’une de ses promenades, il rencontra une personne qui a été importante dans sa prise de conscience : Orville W. England, il était atteint d’une maladie professionnelle et lors de cette première rencontre il lui vendit une caméra. Ensuite, grâce à l’obtention d’une bourse, il réalisa une série d’intérieurs qui fut exposée la première fois en 1970. Fasciné par les décors des maisons où il s’invitait et était souvent bien reçu grâce à son appareil photo, il écrivit que ces intérieurs lui rappelaient ses décors d’enfance chez ses grands parents. Ce travail lui permit de voir à quel point sa position d’ingénieur faisait de lui un privilégié économiquement.
Quelques années plus tard, de retour au bureau dans un contexte de fortes tensions chez son employeur Chevron, il propose et obtient l’autorisation de réaliser un travail photographique des personnels à leur bureau. A propos de cette démarche, on évoquerait aujourd’hui un travail d’empowerment des employés qui se sentaient mis de coté et déconsidérés. Les résultats de cette commande furent reçus de manière mitigée par les responsables des ressources humaines de Chevron. A la suite de cela, Hare démissionna. Il se réorienta définitivement vers la psychothérapie à titre professionnel.
Dans ses travaux d’Interiors, Hare dresse un inventaire intime de ce qu’était le logis d’un américain à cette époque là. Dans une optique comparative avec Sekula et dans le monde du travail, j’évoquerai surtout ses travaux internes à Chevron.
Ses images d’employés sont cadrées larges. Les employés sont souvent absorbés par leurs taches ou quelquefois ils observent d’un œil presque méfiant l’objectif de l’appareil photographique. Dans sa longue introduction à « Protest photographs », Steidl 2008, Hare revient sur le contexte psychologique de son enfance. Il a grandi avec deux parents cadres ayant tous les deux un esprit de compétition professionnelle acéré.
Sans trop développer les considérations psychologiques de cet ordre, il est évident que le domicile et le bureau sont devenus pour Hare des endroits quelque peu anxiogènes. Dans son introduction, il décrit les multiples crises d’angoisse et les nausées qui le saisissaient au travail. Il ne s’en libérera qu’après avoir suivi une longue thérapie. Libéré de la pression liée au monde du travail, il arrêtera définitivement la photographie en 1985.
Photographier les sources de son anxiété était pour lui certainement une façon de l’apprivoiser. Mais la photographie n’est pas seulement un remède. Il ne s’agit pas ici d’un art-thérapie. Elle est un outil qui littéralement lui ouvrit des portes et décillait le regard de classe sociale cloisonné. Il porte son regard de manière assez égalitariste. Il est d’un égalitarisme assez frontal, sec et sans pathos. Avec toujours la volonté de maintenir l’employé qu’il photographie dans un large cadre dont il fait partie.
Cette approche porte la question du lien presque métaphysique entre soi et notre environnement le plus immédiat. Qui constitue l’autre. Le décor appartient à son occupant de même que son occupant lui appartient. Le décor installe le statut social de son occupant à l’égard d’autrui. Il est expressément demandé aux employés de se fondre dans le décor.
Bien avant la start-up nation ou le friday wear à la cool d’aujourd’hui dans le monde de l’entreprise, le moule autoritaire était encore plus prégnant et rigide dans les années 1970. C’est cette interaction qui fascine Hare et sur laquelle il porte son attention.
L’œuvre de Hare est un sobre constat de l’ordre établi. Qu’il s’intéresse à ses pairs, les ingénieurs, n’affaiblit nullement le constat social de son travail. Au contraire, il piste les signes de différenciation là où ils sont manifestes et partout où s’exerce une pression sociale et professionnelle. Même si professionnellement elle semble d’apparence moins dégradée chez les cadres, elle est sans doute tout aussi oppressante chez les cadres de Chevron qu’il a photographiés.
C’est patent, la photographie de Hare diffère de celle de Sekula, néanmoins il partagent un centre d’intérêt commun, la condition des travailleurs. Ils s’interrogent identiquement sur le meilleur moyen de traduire visuellement cette condition. Que cela soit sur leur lieu de travail ou chez eux, là où s’accumule ostensiblement le fruit de leur labeur. Nous observons avec beaucoup d’attention ces sujets, leurs conditions nous concernent. Nous ne les connaissons pas mais nous pouvons nous reconnaitre en eux et en elles.
Par l’effet tranchant de cette reconnaissance mutuelle, le travailleur se trouve libéré de sa condition. L’espace d’une fraction de seconde, son individualité lui est pleinement restituée et par la médiation du photographe elle fait écho de manière symétrique à la notre. Un regard tiers vient rompre symboliquement le rapport d’aliénation sourde qui attachait anonymement l’employé à sa condition.
Cette photographie des classes laborieuses se mue en un récit d’émancipation. A contre sens d’un récit dominant, d’essence idéologique ou esthétique, qui tend à les faire disparaitre, cette photographie s’attache à leur réapparition, à les maintenir en vie hors de leur condition.
Il est probable que dans cette représentation, une croyance se joue, une mystique des classes laborieuses. Concomitante à leur disparition promise en raison d’une automatisation croissante des outils de production, cette photographie participe modestement mais fermement à leur visibilisation. Démentant ainsi les promesses de tous bords, celle de lendemains qui chantent ou celles d’une société de loisirs libérée de tout labeur, elles nous témoignent que ces classes laborieuses désormais relocalisées plus loin de nous sont toujours existantes et tout autant exploitées voire plus.
Hare et Sekula portent un discours de sensibilité marxiste et romantique qui est à rebours des courants idéologiques dominants.
Cette mystique disais-je est parallèle et complémentaire de celle moins incarnée qui se joue dans la photographie du paysage. Celle-ci y est altérée par le temps ou par la main de l’homme. Au rapport oblique des effets néfastes du progrès sur l’environnement, les images de Sekula et Hare optent pour la frontalité et la reconnaissance immédiate de nos semblables.
Les travaux de ces deux photographes empruntent donc des chemins différents mais visent le même objectif à savoir celui d’une double émancipation. Celle des individus tirés momentanément de leur condition anonyme de salariés. Et celle de l’art photographique s’émancipant des dogmes discursifs et des idéologies hégémoniques qui tendent à faire disparaître toute trace de présence humaine du paysage.
Je terminerai en paraphrasant Walter Benjamin, la noblesse du regard de ces deux photographes réside dans le récit émancipateur qu’ils construisent en s’intéressant à ces vaincus de l’Histoire, les classes laborieuses.
Sadreddine Arezki
(1) : Si cette radicalisation de l’imagerie photographique américaine du paysage se cristallise dans les années 70, en réalité l’attrait du paysage pour la nature menacée est bien plus ancien : les Goncourt dans « La Peinture à l’exposition » en 1855 écrivaient : « Étrange bizarrerie ! C’est quand la nature est condamnée à mort, c’est quand l’industrie la dépèce, quand les routes de fer la labourent….que l’esprit humain s’empresse vers la nature, la regarde comme jamais il ne la fait, la voit, cette mère éternelle, pour la première fois, la conquiert par l’étude, la ravit, la transporte et la fixe, vivante comme flagrante dans les pages et les toiles d’une vérité sans pair « . Extrait signalé par Ericka Wicky dans ‘Écrire le paysage photographique, photographier la poésie du paysage’ ( 1851-1859).
(2) : « I remember being especially annoyed by the position taken by the 1975 exhibition New Topographics at George Eastman House in Rochester, even though I liked the work of many of the included photographers. Even though the landscape was shown to be humanly transformed, often in absurd ways, there was no strong sense of human or social agency. By 1976, I was joking that this was the “neutron bomb” school of photography : killing people but leaving real estate standing. So what I was experimenting with as an alternative was a way of suggesting that social topography was inevitably the site of strife, class war, land-grabs, ethnic-cleansing, repression and empire. This is especially true in California, where the bones of the first inhabitants crunch underfoot with every step. » Allan Sekula. Translations and Completions (2011) New topographics
(3) : « I was employed as an engineer for twenty-nine years, but not by choice, because choice’ wasn’t involved in becoming or remaining one »
Vous pourrez lire d'autres articles de Sadreddine Arezki sur son blog :
https://placecliche.wordpress.com/
** À lire également sur Chauncey Hare, un très beau texte de Ken Grant, traduit dans un numéro précédent de la revue : http://www.nouveaupalais.eu/fr/livres/rilp-numero-1/protest-photographs-de-chauncey-hare-par-ken-grant