Exactement ce corps : les images contre l’oppression [suite] — par Kateryna Iakovlenko
Suite et fin de ce texte de l’auteure ukrainienne Kateryna Iakovlenko sur la photographie en temps de guerre. Vous pouvez lire la première partie ici : http://www.nouveaupalais.eu/fr/livres/rilp-numero-2/exactement-ce-corps-les-images-contre-l-oppression-par-kateryna-iakovlenko
Note 2 Images et fantômes
Généralement, septembre arrive avec des matins de brouillard laiteux et les premiers vents froids. En septembre 2022, les visages des fossoyeurs qui travaillaient à l’exhumation des corps dans la forêt de la ville d’Izium sont devenus plus froids que n’importe quel autre matin. La plupart des images qui ont submergé mon fil d’actualité ne montraient pas des corps nus ; la plupart des corps étaient dans des sacs blancs ou bleus en plastique. Les infirmiers militaires sur ces images portaient le même type de vêtements de sécurité, blancs et bleus également. Tant les fantômes que les anges portaient des habits fait de polyéthylène. De manière significative, dans un ensemble photographique nommé Izium Forest de l’artiste ukrainienne Yana Kononova, [détail de cet ensemble en tête de l'article] il n’y a pas de cadavres. Pourtant, la tristesse et l’angoisse deviennent encore plus aigües lorsque l’on regarde les visages des infirmiers—ceux qui ont vu la mort. Kononova décrit ces infirmiers quasiment comme une extension de la forêt qui pousse autour d’eux. Dans son image en noir et blanc, les gens ressemblent à des fantômes dans un bois brumeux. Ils regardent l’appareil photo et autour comme si cet appareil n’existait pas.
Les images de Kononova me font penser à une autre image d’arbres datant de plus d’un siècle. L’image est nommée Fern Tree Gully, Hobart Town, Tasmania et fut prise par un photographe anonyme en 1887. Elle est dans les collections de la Art gallery de New South Wales (Australie). Je suis tombé sur cette image à peu près à la même période où j’ai vu le travail de Kononova pour la première fois. Au premier coup d’œil, l’image montre une dense forêt tropicale avec des arbres épars. Mais si l’on y regarde de plus près, on peut discerner les corps petits, quasi-invisibles des colons cachés autour des arbres et des branches massifs, comme des soldats camouflés dans la forêt.
Une image similaire a été postée sur Instagram il y a quelques mois par une amie, une femme ukrainienne et juive, intellectuelle, qui a rejoint l’armée ukrainienne.
Bien que similaires, de façon superficielle, ces photos ont des sens très différents. La première montre des colons qui voient la forêt comme rien de plus qu’une ressource pour l’extraction capitaliste. La seconde parle de protection, montre des personnes qui défendent la forêt et un lieu. Certaines de ces personnes étaient des éco-activistes avant de devenir des soldats. Bien que les bois gardent leurs histoires muettes dans les deux images, les images parlent d’elles-mêmes.
Un autre exemple de l’imagerie de la forêt est une photographie dans laquelle le corps d’un soldat disparaît. Après la libération de Kherson, cette image est apparue en ligne ; elle montre le cadavre d’un soldat russe laissé à l’abandon sur le bord de la route. Il est resté là si longtemps qu’il est presque devenu une partie du paysage. l’horreur de cette image n’est pas connectée à la mort de cette personne, mais aux comportements des personnes les unes envers les autres— de ce pour quoi ces soldats ont donné leur vie, leurs désirs, leur travail, leurs corps. J’ai déjà mentionné que je n’avais pas de sympathie pour les images des ennemis tombés — encore moins après que les Services de Sécurité ukrainiens aient publié des conversations en ligne entre des soldats russes et leurs mères et épouses. J’ai été choqué, non seulement par le manque d’empathie pour les civils dans leurs conversations, mais par leur ton arrogant et leur compréhension que le meurtre, le vol, et l’enrichissement personnel de l’occupant étaient une part intégrante de la guerre. Leurs actions militaires—volé, violé et assassiné — sont délibérés et témoignent d’une pensée coloniale. Peut-être y a-t-il des bons soldats dont on dirait qu’ils « font juste leur job ». Mais, ici je me souviens de l’histoire de cette amie qui est retournée chez elle à Irpin et a trouvé la porte de son appartement fracassée et ses affaires éparpillées. Sur la table de la cuisine, il y avait une note : « Je suis désolé. » Peu de choses lui avaient été volé — juste un sac de couchage. La plupart de ses affaires, y compris ses sous-vêtements, étaient dispersées dans tous l’appartement. Savoir que quelqu’un a touché à tes propres affaires est très personnel et peut être ressenti comme une violente insulte envers ton corps, ou même une forme de harcèlement sexuel.
Jarrod Hore, un historien-géographe a enquêté sur les images de paysages faites par les colons, il montre le lien entre le colonialisme et les photographies de l’environnement naturel : « les vues de la nature autorisent une autre sorte d’investissement de la terre coloniale. Elles donnent un sentiment d’appartenance, même à ceux qui n’ont jamais foulé cette terre.
L’image du cadavre de soldat russe absorbé par la terre de Kherson n’a été publiée dans aucun média. Le corps est disparu de l’actualité, et de la vie.
Les photographies coloniales dont Hore discutent, qui étaient habituellement prises d’une longue distance, étaient supposées illustrer l’accessibilité à la nature et son soi-disant vide. Ainsi, les photographies font allusion au fait que ces vides devraient être remplis dans le futur. Hore écrit : « Le romantisme, via la photographie, a influencé la façon dont les paysages ont été considérés et de comment les histoires de dépossession ont été racontées. L’imagerie d’une grande étendue sauvage par la photographie coloniale est venue soutenir le fantasme du contrôle spatial, en livrant par la reproduction les symboles du monde naturel. » Ces photographies n’étaient pas une description d’un paysage romantique, mais il était question de pouvoir, d’autorité et de contrôle. La photographie est devenue une arme de l’impérialisme, et tout particulièrement la photographie de paysage. Les images de forêts sont une part essentielle de la longue histoire de la colonisation. Dans son essai « Tree Thinking » l’anthropologiste Shannon Mattern révèle la relation tyrannique entre les colons et leur environnement. Elle cite Zack Parisa, co-créateur et patron de Natural Capital Exchange : « Tu ne peux pas contrôler ce que tu ne peux pas mesurer » assurant son désir de maîtriser autant d’espace que possible par ses yeux.
Pour Mattern, « les arbres sont ainsi associés avec des outils pour le bois et l’intrusion coloniale. Tant de décisions capitales ont été prises sous le refuge des arbres ; les arbres ont été les témoins et ont même égrainé la naissance, l’hybridation, l’invasion et parfois la destruction de peuples et de nations ». Aujourd’hui, le vaste champ de mesures des arbres et des forêts est fait à l’aide de drones et d’images satellites—les mêmes technologies utilisées pour cibler les troupes. Le territoire qui tombe sous l’objectif d’un drone peut couvrir une somme colossale d’espace. La production d’une imagerie et d’un savoir aérien est ainsi devenue d’une importance stratégique. Nathan K. Hensley écrit que « les drones sont à la fois un symptôme et un résultat de la fin de l’empire. Mais ils sont aussi un régime de figuration, une façon de voir, et, par conséquent, une façon de penser. » Teju Cole observe que la photographie de drone « dissimule ce qu’elle révèle. Nous voyons des gens, mais ils restent cachés. »
Deux autres images remarquables de la forêt d’Izium circulent sur les réseaux sociaux. Elles ont été prises par un soldat russe au moment de sa mort. Les deux images ont été publiées par un représentant du Conseil municipal local avec ces mots : « Ceci est la dernière chose que l’occupant a vu. » Mais qu’est que l’occupant a vu ? Les photos documentent une explosion. L’horizon est masqué sur les photos, et la mise au point est inversée, des arbres aux débris de bois, poussières et particules s’échappant de l’explosion. Les photographies illustrent la pensée du colon. La forêt où la torture était pratiquée demeure en arrière-plan ; la première chose que nous pouvons voir dans ces images est le désir de conquête et de domination. Est-ce que l’occupant voulait tuer, ou se sentait-il honteux de ses crimes ? Cela n’est déjà plus important. Nous voyons son regard fixé sur la destruction.
Même si la surface couverte par l’objectif du photographe sur ces deux images est bien plus petite que dans les photos prises par un drone, les images transmettent pour autant un désir de posséder et de contrôler. Dans ce cas, le désir se trouve dans la présence d’un oppresseur et de la corporalité de la photographie. Même si le corps du soldat disparaît complètement dans la terre, comme le corps de l’autre soldat russe, les images de son téléphone restent des preuves de son rôle actif dans la guerre. La photographie de drone ne produit pas de telles preuves. Les drones montrent une carte dans laquelle on peut zoomer d’avant en arrière. De plus, lorsqu’un drone transmet des images thermiques, cela ne marque pas les soldats et les civils avec des couleurs différentes ; l’objet voit tous les corps comme une cible. Mais, même dans une guerre de hautes technologies, la violence n’est pas seulement une terreur dépersonnalisée venue des airs. L’horreur réside précisément dans le fait que les crimes contre l’humanité sont perpétrés, non par des machines, mais par des personnes.
Même si ces deux photographies ne montrent pas une personne, elles capturent sa présence par l’horizon bouché et les particules volant vers l’appareil photo. Vous pouvez imaginer ces débris atteindre le corps du soldat, rentrer dans son visage et dans ses yeux. Regarder et penser à cette photographie devient une expérience physique. On peut imaginer que la personne qui a pris cette photo était en train de tomber. Ces deux images, faites au moment de la chute d’un soldat, transmettent la nature impérialiste et coloniale du photographe et son désir de documenter et contrôler la forêt. Cette action ne manifeste pas de liberté ou de désir de liberté, mais plutôt un désir de contrôle. Ce sont les images d’un crime prises par son auteur lui-même au moment d’agir.
Note 3 Anoblir l’image
La particularité de la guerre russe en Ukraine ne réside pas dans le nombre, en constante augmentation, de photographies ou même dans le fait qu’elles soient reproduites à côté de contenus divertissant. C’est plutôt dans l’identité de ceux qui racontent l’histoire que réside la particularité de la guerre moderne. Tandis que certains journalistes ont déclaré qu’ils enquêtaient sur la guerre d’un « point de vue non-national et non-idéologique » la réalité est qu’il n’existe pas de neutralité, de « vue extérieure » sur la guerre, du fait qu’un point de vue est toujours déterminé par un contexte impérialiste et colonial de pensée. Dans son discours à la conférence de Londres « Décoloniser la couverture médiatique occidentale de l’Ukraine », le journaliste afro-américain Terrell Jermaine Starr discute du regard occidental de nombreux journalistes enquêtant sur la guerre.
Il a noté que les reportages de journalistes occidentaux sont liés à leur expérience des métropoles occidentales, ce qui les rend largement ignorants du contexte ukrainien de la guerre. De plus, le pays de résidence de ces journalistes peut être impliqué dans la guerre, même s’ils n’en sont pas les participants actifs ; ils peuvent fournir un refuge pour les criminels oligarques ou leur argent, par exemple. Donc, ce qui compte, c’est qui raconte l’histoire et de qui l’histoire est-elle racontée, même en photographies.
L’hiver dernier, j’ai demandé aux lecteurs d’e-flux de participer à une enquête en m’envoyant des captures d’écran de leurs résultats de recherches. J’étais curieuse de comparer mon expérience de la guerre avec celles d’autres personnes qui la voyaient depuis le regard des corporations médiatiques. De quoi la guerre russe en Ukraine a-t-elle l’air depuis l’extérieur ? Quelle histoire est racontée et par qui ? Mais, j’ai fait une erreur. J’ai demandé aux lecteurs de chercher « guerre en Ukraine » en anglais, alors que j’aurai vraiment dû leur demander de le faire dans leur propre langue, et de ne pas juste utiliser Google Chrome, mais, Safari, Firefox et même Yandex. Avec l’utilisation de l’anglais dans les recherches, les résultats ont été quasiment identique. Cela ne faisait pas de différence que la capture d’écran vienne des USA ou d’Espagne, les résultats venaient des mêmes grandes corporations médiatiques, telles que le New York Times, ABC, The Guardian, et Bloomberg.
Je rejoins l’idée de Sontag selon laquelle la photographie peut donner aux gens un langage qui ne peut être trouvé dans aucun dictionnaire. Pour autant, les corporations médiatiques traditionnelles essayent de contrôler le discours autour des images et des événements politiques ; elles prétendent créer une image objective de la réalité en consommant la guerre et en dupliquant des images de la ligne de front. Par contraste, mon propre fil d’actualité, qui inclut des sources médiatiques variées, des discussions, des plateformes, présente une vue très différente de la guerre en comparaison avec celle des moteurs de recherche en langue anglaise, elles montrent les images de ce qu’un soldat ukrainien en captivité en Russie appelle « le cliquetis des chaînes, le grincement des potences dans la morosité du matin ; et les pleurs de ceux torturés dans les caves, les prisons, et en exil. »
La guerre russe en Ukraine a déjà été nommée la guerre la plus documentée dans l’histoire, mais quelles images vont rester avec nous lorsque la guerre sera terminée ? De quelles images allons nous, en tant que témoins oculaires et lecteurs, nous souvenir, après que tout ait été dit, fait, détruit et créé ? Cela pose des questions sur le visuel et quels mécanismes de pouvoir sont utilisés pour soumettre l’imagination.
Les résultats d’images de la guerre via le moteur de recherche Google montrent surtout des images professionnelles prises par des photojournalistes pour leurs agences. Il n’y a pas d’images pauvres. Il n’y a pas d’images de drones, d’images thermiques ou de photographies de smartphones documentant l’horreur. Ces résultats montrent une image très différente de la guerre que celle dont je vais me souvenir. Les corporations médiatiques représentent la guerre diplomatique. Les photographies sont faites de manière professionnelle et avec une distance symbolique de leur sujet. Il est intéressant de noter que les photographes ne sont pas seulement des journalistes occidentaux, mais aussi des photographes locaux ukrainiens qui ont changé de sujet lorsque leur vie est soudain devenu un terrain de guerre. Par exemple, l’un d’eux est un ancien photographe de mariage.
Parmi ces images professionnelles :
– Une image de résidents d’Irpin fuyant la ville sur un pont détruit durant d’importants bombardements. La photo a été prise le 5 mars 2022 par Aris Messinis pour l’AFP et Getty Images. Publié dans Foreign Policy.
– Une image de deux soldats ukrainiens de dos ; l’un aide l’autre à marcher. L’image a été prise dans l’oblast de Kharkiv le 12 septembre par Kostiantyn Liberov pour l’agence AP. Publié par ABC News.
– Une image de soldats russes et de véhicules militaires dans Mariouplo. Prise par Alexander Ermochenko pour Reuters. Publié dans le New York Times.
– Une image de la ville libérée d’Hostomil montrant un soldat ukrainien debout sur un transporteur de troupes blindé, brandissant le drapeau national. Prise par Alexey Furman pour Getty Images.
– Une image d’un soldat ukrainien dans Kyiv à la recherche de munitions non explosées après un combat avec les troupes russes. Prise le 26 février par Sergei Supinsky pour l’AFP et Getty Images. Publié par Vox.
– Une image des funérailes des soldats ukrainiens Viktor Dudar, 44 ans et Ivan Koverznev, 24 ans, à Lviv. Prise en mars par Claire Harbage pour NPR. Publié par NPR le 24 août, 5 mois après.
– Une image d’un mécanicien dan Zaporizhzhia récupérant ses outils dans un garage automobile après qu’il ait été détruit par un missile aérien. Prise par Nicole Tung pour le New York Times.
– Une image d’un soldat ukrainien, Dasha, 22 ans, consultant les actualités sur son Iphone après une opération militaire dans la banlieue de Kyiv. Prise par Rodrigo Abd pour AP. Publié par CBC News le 6 avril.
Les recherches qui ont donné ces images ont été faites principalement à la mi-octobre 2022. Il n’y avait pas d’images des tragédies de Bucha ou Mariupol, ou d’autres catastrophes similaires—tous des événements importants pour la société ukrainienne qui ont submergé mon fil d’actualité et provoqués de nombreuses discussions sur l’éthique des images de la dévastation.
Parmi les images citées ci-dessus, il y a une photographie témoignant de l’évacuation des habitants de la ville d’Irpin. Je vais me concentrer en détail sur cette image. Elle a été prise par un photographe et rédacteur d’origine grecque, Aris Messinis, le 5 mars 2022. La veille, je m’enfuyais d’Irpin sur le même pont que l’on voit dans l’image.
Curieusement, en ayant la même expérience, je n’ai fait aucune photo. À ce moment-là, j’ai pensé que je devrais me souvenir de cette expérience, et c’est toujours le cas, mais pour m’en souvenir, je n’ai pas fait de photo du pont. Pour Aris Messinis, c’est une expérience différente. Il était un observateur. J’étais une témoin et une participante, fragment de la foule qu’il a photographiée.
Dans l’image de Messini, les soldats ukrainiens aident une petite fille en veste rose à traverser un pont partiellement détruit. Dans l’arrière plan, des dizaines de personnes sont sur le point de traverser le pont; des centaines d’autres ne rentrent pas dans le cadre. Alors, quel est le sujet de cette image ? La guerre affecte d’abord les groupes vulnérables, détruisant les habitations et les vies, infligeant un traumatisme. Mais cette photographie est aussi sur la relation entre l’armée et la population sur les structures de pouvoir qui, durant la guerre, prennent plus d’autorité et de responsabilité.
Curieusement, tous les visages des gens dans cette image sont détournés du regardeur.. Les soldats se tiennent à moitié ou complètement dos à l’appareil photo; l’enfant regarde vers le bas, se concentrant sur la traversée du pont endommagé. Pour moi, cette photo est aussi à propos d’attention et de prudence. En la regardant, je veux, en silence, offrir ma main en aide. Ce n’est pas une question de sympathie mais d’empressement à rentrer dans l’action.
Sontag utilise le mot « spectateur » dans son essai, appuyant le « devoir d’anoblir » de ceux qui racontent les histoires de guerre des gens par l’objectif d’un appareil photo. Sontag note que nous nous rappelons souvent avec exactitude des photographies de guerre. Cependant, je me suis aperçu que je ne consommais plus ce type d’images ; je ne les regarde plus d’un œil détaché. Aliénation et neutralité sont les privilèges de ceux qui ont la sécurité d’une distance.
Ma réaction à l’image de la fille qui s’enfuie est modelée par la même expérience qu’elle et moi partageons. Je reconnais qu’une autre personne pourrait voir l’image d’une façon très différente. Ils pourraient voir la veste rose de cette fille comme une représentation de l’innocence de l’enfance ou de la fragilité féminine ? Mais il y a encore d’autres façons de l’interpréter. Le rose est aussi relié à l’histoire du militantisme féministe et de la lutte pour les droits.
Je regarde d’autres captures d’écran envoyées par les lecteurs de e-flux et je remarque un motif : dans une image, une soldat lit les actualités sur son IPhone rose ; dans une autre, une femme âgée quitte sa maison vêtue d’une veste rose sale. La couleur rose (ou n’importe quelle autre couleur brillante) dans ce type d’images est supposée convoquer l’individualité de la personne représentée, pour que ceux qui consomment ces images s’identifient avec les victimes. Le rose est un point brillant dans de sombres circonstances.
Je ne regarde pas ces points brillants ; je suis curieuse d’autre chose. Aucune de ces personnes ne regarde vers l’appareil photo. Leurs visages sont détournés. En traversant la rivière par le pont détruit, les gens ne se regardent pas dans les yeux ; fuyant les bombardements, ils essayent de se concentrer sur des choses simples et mécaniques. Pourquoi le photographe, de son côté, évite-t-il le regard des gens ? Peut-être parce que le faire signifierait prendre un engagement, perdre la distance et la possibilité de se tenir à l’écart.
Les images produisent des effets sur le corps et exercent un pouvoir de persuasion. Elles révèlent l’invisible et la violence cachée ; elles montrent la souffrance associée à la perte et au trauma, et son caractère très physique. Tandis que la photographie peut transmettre de tels sentiments, elle peut aussi construire une distance entre ceux qui souffrent et ceux qui regardent les images de souffrance, ces derniers ne veulent peut-être pas de cette proximité. Après tout, être proche blesse. Mais tous ces corps, souffrant ou non, sont une partie d’un corps collectif en guerre, avec toutes ses jambes, poitrines, et mains cassées portant un bracelet jaune et bleu.
En novembre 2022, le jour suivant celui où j’avais terminé le brouillon de ce texte, mon fil d’actualité a explosé d’une image repostée et partagée. Cette fois, l’image montre un jeune garçon de Kherson regardant directement dans l’appareil photo. Son apparence mature et plutôt agressive, qui semble résister à tout, a été documentée par le photographe hongrois Hajdú D. Andras et postée sur son compte Instagram.
Certains voient des similitudes entre cette image et un instantané reconnu de Come and See, le film durant l’ère soviétique d’Elem Klimov sur l’occupation allemande en Biélorussie pendant la Seconde Guerre mondiale. Je ne veux pas spéculer sur les horreurs communes que ces deux garçons ont vues. Laissons cette discussion aux historiens. Plus que tout autre chose, nous devons faire face à cette horreur, même lorsqu’elle se reflète dans les yeux d’un enfant.
Note 4 : Épilogue
Même si cela paraît impossible, ne vous souvenez pas des photographies — souvenez-vous de moi.
Kateryna Iakovlenko
[fin]
Texte original : https://www.e-flux.com/journal/133/517485/exactly-that-body-images-against-oppression/
Kateryna Iakovlenko est une chercheuse, auteure et commissaire d'exposition ukrainienne, elle réside à Kyiv
L'image en haut d'article est extraite de l'ensemble Izyum Forest de Yana Kononova. On peut consulter son travail sur son site (ci-dessous) et son travail est montré en ce moment à Simultania (Strasbourg) https://www.yanakononova.com/