Musique et montage dans la Ballad de Nan Goldin — Agathe Plaisance

Voici l'extrait d'une analyse du livre The Ballad de Nan Goldin par la musicienne française Agathe Plaisance. Après une courte introduction, j'ai fais le choix de garder la dernière partie du texte, elle est consacrée à l'usage de la musique dans la Ballad comme vecteur du montage. Vous pouvez lire ce texte en écoutant cette playlist regroupant les différents morceaux utilisés par Nan Goldin dans le livre et que l'on retrouve également dans ses diaporamas. Les différents morceaux cités proviennent du sommaire du livre où les différentes parties ont été découpés en autant de titres de chansons.




L’oeuvre de Nan Goldin, et The Ballad of Sexual Dependency en particulier, a fait l’objet de nombreux écrits, tant dans la presse que dans les ouvrages consacrés à l’histoire et à la théorie de la photographie. La majorité d’entre eux se focalise sur le sens philosophique, le sujet et le thème des images. Certains commentateurs ont érigé Goldin en instigatrice d’une nouvelle approche photographique, et de nombreux textes se concentrent presque exclusivement sur la dimension intime et autobiographique de son travail. De cet ensemble d’images, les commentateurs ne retiennent généralement que les caractéristiques qui permettent d’associer ce travail aux idées de spontanéité et de transgression : utilisation du flou, décadrage, choix de la couleur plutôt que du noir et blanc etc. En somme, ces images seraient des instantanés pris dans une vie quotidienne marquée par la tragédie de la drogue, du sexe et de la mort.

À le considérer attentivement, le livre The Ballad (réédité en 2013) est manifestement le résultat d’une construction complexe, qui n’a, à notre connaissance, fait l’objet d’aucune analyse détaillée. Une lecture attentive du livre m’a suggéré la nécessité d’une telle étude. En analysant les relations entre les séquences d’images et les thèmes des chansons je souhaite montrer que la structure de l’ouvrage fait récit. Je souhaite également décrire et attirer l’attention sur la précision du montage, qui articule l’enchaînement des images à l’intérieur des séquences, dans le sillage des textes et des légendes qui les accompagnent.

Dans un texte publié par la revue Études photographiques en 2005, sous le titre « La critique en dépendance », Marie Bottin soulève le caractère inactuel des analyses produites, qui continuent d’évoquer les « fractures plastiques » des premières oeuvres de Goldin, sans les replacer dans leur contexte. Elle fait aussi le constat suivant : « La biographie de [la photographe] tient une place centrale dans les commentaires produits [ce qui] a pour conséquence la construction d’un mythe qui ne cessera d’être entretenu et d’occuper une place introductive imposante ». En se focalisant sur la « première phase » de son travail, la critique s’est attachée à démontrer la réalité « sans fard » de ses images et leur potentiel d’universalisation, sans questionner les « particularités formelles [...], qui mettraient à mal la notion de témoignage vériste et réaliste en dégageant l’idée d’une construction fictionnelle. Ainsi, trouve-t-on parfois, de manière très discrète et non péjorative, les termes de « fiction », de « montage », de « construction » et de « motifs ». L’idée qu’une fiction secrète naît[rait] de la juxtaposition des images est avancée et mériterait d’être développée ».

Souvent, on considère que son approche de la photographie n’est pas basée sur la recherche artistique, mais comme une thérapie pour se reconstruire après le décès de sa soeur. Cette idée résume assez bien la tonalité des articles écrits sur Goldin et The Ballad. Sans nier les fonctions thérapeutiques d’un tel travail, suggérées par Nan Goldin elle-même dans la préface de son livre, nous avons voulu interroger l’idée selon laquelle l’oeuvre émanerait directement, sans filtre ni intention, d’un mode de vie et de l’inconscient. Car, les moyens utilisés par l’artiste pour activer ses photographies sont en réalité d’une grande précision. En prenant la décision d’assembler ses images dans un diaporama, en ajoutant une bande sonore, avec des paroles, ou bien en les réunissant dans un livre, avec la possibilité d’y joindre du texte et d’organiser sa pensée par le montage, Goldin a maîtrisé l’impulsivité de sa photographie. C’est cette maîtrise qui fait l’efficacité et la poésie de l’oeuvre.

Modèle musical

Les titres des chapitres, qui sont des titres de chansons, assument le potentiel cinématographique de l’oeuvre. Comme nous l’évoquions plus haut, le montage des images s’appuie sur les paroles des chansons. Ces paroles donnent une voix aux personnages et racontent des histoires. Elles apportent une narration et une dimension « fictive » aux images, qui mettent à distance la réalité et assument le caractère construit de l’oeuvre.

L’utilisation de la musique (des songs) dans le théâtre épique, est un lien formel que nous pouvons rapprocher de Ballad. Chez Brecht, la musique n’est pas là pour servir le texte, ou pour l’illustrer mais pour le commenter. Chez Goldin, on se demande si ce sont les images qui illustrent les chansons, les chansons qui illustrent les images ou les chansons qui commentent les images. Du point de vue du créateur, les chansons organisent le montage, du point de vue du regardeur, le texte des chansons commentent, posent des mots et donnent à lire un sens qui explique les séquences d’images.

Le morceau Femme Fatale des Velvet Underground résonne à partir de la page 19. Les paroles « Here She Comes » accompagnent le portrait de Suzanne dans un train.


« Here She Comes »

Suzanne on the train, Wuppertal, West Germany 1984 (p.19)

Les trois femmes photographiées dans ce court chapitre incarnent la figure de la femme fatale.

« She’s a femme fatale »

Trixie on the cot, New York City 1979 (p.20) et Vivienne in the green dress, New York City 1980 (p.21)

Wild Women don’t get the blues nous raconte plutôt l’histoire de la femme sauvage, qui ne se laisse pas faire par les hommes. Ida Cox chante : « When my man starts kicking me, I let him find another home ». Sharon porte une veste d’homme et un pansement sur le menton (p.26), Millie est chez elle avec sa radio cheeseburger ( «at home», p.27). Elles fixent toutes deux la caméra et soutiennent notre regard.

« When my man starts kicking me, I let him find another home »

Sharon, Provincetown, Mass. 1982 (p.26) et Millie with the cheeseburger radio at home, New York City 1980 (p.27)

« I get full of good liquor, walk the streets all night ». « J’ai plein de bonne liqueur, je marche dans les rues le soir ». Les photographies basculent d’un espace domestique à l’espace du bar (Edwige behind the bar at Evelyne’s, p.28 et Cookie at the Tin Pan Alley p.29).

« I get full of good liquor, walk the streets all night »

Edwige behind the bar at Evelyne’s, New York City 1985 (p.28) et Cookie at Tin Pan Allay, New York City 1983 (p.29)

Par-dessus le riff d’une guitare que nous connaissons tous, James Brown chante This Is a Man’s World. Le morceau donne le titre au septième chapitre du livre et introduit la séquence consacrée au monde des hommes (p.45). Les paroles « men made the cars » et « men made the train », assurent la transition entre Mark in the red car page 46, French Chris on the convertible page 47, et Dieter on the train page 48. La photographie page 50, prise en contre-jour d’un homme assis près d’une fenêtre, se mêle au « Lonely and blue » des paroles de Paul Anka. Le contraste, les couleurs et notamment le bleu du ciel, évoquent les peintures d’Edward Hopper.

« Men made the cars »

Mark in the red car, Lexington, Mass. 1979 (p.46) et French Chris on the converible, New York City 1979 (p.47)

« And men made the train »

Dieter on the train, Sweden 1984 (p.48) et Brian in the cabaña, Puerto Juarez, Mexico 1982 (p.49)

Dans un esprit « bad boy » (I’m Just a Bad Boy – Ringo Starr), les deux personnages page 60 (Mark Dirt) et 61 (Kenny with tatoo) semblent en proie à l’ivresse. L’obscurité de ces images, intensifiée par un effet de clair obscur, coïncide avec les mots de Ringo Starr : « Right there in the shade ». La phrase « I’m taking the trouble to turn my night into day » fait la transition entre les doubles pages 62-63 et 64-65. Les photographies basculent d’une lumière sombre, au sommeil les personnages (Kenny in his room et Kowald in my bed), à une lumière matinale, où l’on se réveille et se prépare (Dieter on the bed et Thomas shaving).

« Right there in the shade »
Kenny in his room, New York City 1979 (p.62) et Kowald on my bed, New York City 1984 (p.63)

« I’m taking the trouble to turn my night into day »

Dieter on the bed, Stockholm 1984 (p.64) et Thomas shaving, Boston 1977 (p.65)

Les chapitres After Hours (p.114 et 115) et All Tomorrow’s Party (p.116 et 117) se succèdent aussi avec un basculement de lumière, soutenu par les paroles de chanson. After Hours (après des heures) c’est toujours la fête. La photographie Dieter and Wolfgang at the O-bar (p.115) est prise sans flash, la lumière orange et l’attitude des personnages évoquent la fin de soirée. Les mots : « If you close the door, The night could last forever. Leave the sunshine out, And say hello to never. All the people are dancing, And they’re having such fun, I wish it could happen to me. But if you close the door, I’d never have to see the day again » assurent la transition de la fête au lendemain, de la nuit à la lumière du jour des pages 116 et 117 (Sun hits the road p.117).

« If you close the door, The night could last forever »

Robin and Kenny at Boston/Bston, Boston 1978 (p.114) et Dieter and Wolfgang at the O-bar, West Berlin 1984 (p.115)

« But if you close the door, I’d never have to see the day again »

Flaming car, Salisbury Beach, N.H. 1979 (p.116) et Sun hits the road, Shandaken, N.Y. 1983 (p.117)

Le chapitre intitulé Cowboys to Girls (The Intruders) véhicule une pensée : les questions de genres et des relations concerneront les enfants devenus grands. Le portrait d’une petite fille en robe avec un noeud rouge sur le col, (Antonia p.104), se confronte à celui d’un petit garçon avec un masque de Zorro et un fusil à la main (Little Max with a gun, p.105). Les paroles commentent ses images et racontent : « I remember, When I used to play shoot ‘em up […] When I chased the girls and beat ‘em up. But I was young and didn’t understand, But now I’m a grown up man, I know girls are made for kissing » (Je me souviens, quand je jouais à les shooter. […] Quand je chassais les filles et les battais. Mais j’étais jeune, et je ne comprenais pas. Mais maintenant je suis adulte, je sais que les filles sont faites pour être embrassées).

« I remember, When I used to play shoot’em up »

Antonia, New York City, 1985 (p.104) et Little Max with a gun, New York City 1977 (p.105)

Distanciation

Parfois, le montage prend un ton plus autobiographique. Les paroles incarnent la voix de l’artiste, ou du personnage de Nan. Le chapitre I’ll Be Your Mirror, qui commence avec le premier autoportrait (p.22), est une métaphore au travail de photographe. Le miroir est non seulement l’image, le reflet, l’altérité, mais aussi une pièce de l’appareil photo. « Please put down your hands, cause I see you » coïncide avec les gestes de Sandra et Suzanne sur les images pages 24 et 25. Si Sandra baisse les mains, elle retire la serviette qui l’entoure. « Let me be yours eyes » résonne comme une prière. La photographie passe par le regard, et avant tout pour Goldin, par la relation à l’autre (« this pictures come out of relationships, not observation »1).



« Please put down your hands, cause I see you »

Sandra in the mirror, New York City 1985 (p.24) et Suzanne in the green bathroom, Pergamon Museum, East Berlin1984 (p.25)

Dans le chapitre Another Night With the Boys, le personnage de Brian n’apparaît pas. Les paroles de la chanson délivrent un message au seul homme absent sur les images : « Looks like I’ll spend another night with the boys. I tried, I called on the phone, but you weren’t home again. I guess that you’ve made other plans » ; (« On dirait que je vais passer une autre nuit avec les garçons. J’ai essayé, j’ai appelé au téléphone, mais tu n’étais plus à la maison. Je suppose que tu avais d’autres projets »). En photographiant les skinheads à Londres, dansant et se bagarrant (Warren and Jerry fighting, p.72 et Skinhead dancing, p.73), et en traînant dans les toilettes avec des hommes pendant une fête (Boys pissing, p.74), le personnage de Nan passe une autre nuit avec les garçons. Brian est absent, et quand il réapparaît page 75, il tient un fusil (Brian at a shooting gallery).

La manière dont Nan Goldin apparaît dans le livre est intéressante. Dans de nombreuses légendes, elle préfère utiliser la troisième personne du singulier pour parler d’elle (pages 11, 83, 125, 130 et 137). Elle utilise à quelques reprises la première personne du singulier, pour des images où nous ne voyons pas son visage. Trois d’entre elles se destinent à identifier son lit, sur lequel se trouvent différents personnages : Lynelle on my bed p.32, Kowald on my bed p.63 et Brian on my bed p.67. Une autre, plus mystérieuse : Me on top of my lover p.132, donne une identité à l’un des corps photographié. Dans le texte de remerciements, on découvre également que trois photographies sur lesquelles elle apparaît sont réalisées par quelqu’un d’autre : Greer Lankton (p.11), Suzanne Fletcher (p.83) et Trish McAdams (p.125). L’utilisation d’images dont elle n’est pas l’auteure désacralise son rôle de photographe.

« Looks like I’ll spend another night with the boys »
Warren and Jerry fighting, London 1978 (p.72) et Skinhead dancing, London 1978 (p.73)

Boys pissing, New York City 1982 (p.74) et Brian at shooting gallery, Merida, Mexico 1982 (p.75)

Elle met ainsi à distance son rôle d’artiste et permet à Nan d’exister comme un personnage parmi les autres. De ce fait, Nan Goldin renvoie à trois identités distinctes : la photographe, le personnage de Nan et la Nan réelle, dont la présence est suggérée par le regard (Susan in the dune buggy p.88). Lorsqu’un Selfportrait surgit (pages 22 et 39), ce sont les trois rôles qui fusionnent. L’artiste crée des situations photographiques qui renvoient directement au genre de l’autoportrait : en prenant son reflet dans le miroir (p.22), ou en tenant l’appareil à bout de bras (p.39). C’est l’intention au moment de la prise de vue qui permet de faire la distinction.

Self-portrait in blue bathroom, London 1980 (p.22)

Self-portrait in bed, New York City 1981 (p.39)

On peut rapprocher ce geste de l’effet de distanciation introduit par Bertold Brecht dans le théâtre épique, dont L’Opéra de quat’sous est un exemple parmi tant d’autres. Le Verfremdung (de l’allemand fremd : étrange, étranger, inconnu), a pour objectif d’inciter le spectateur à prendre du recul sur la réalité montrée afin de solliciter son esprit critique. Les moyens mis en oeuvre pour faciliter ce recul ont pour but de défaire l’illusion théâtrale en soulignant son caractère construit. Ces procédés passent aussi par le jeu des comédiens qui doivent mettre en avant le caractère fictionnel des personnages, en jouant avec la diction ou en ayant recours à la troisième personne du singulier par exemple. Ils peuvent également être amenés à devenir les narrateurs et donc à s’adresser directement au public, ce qui crée une double énonciation.

Comme l’écrit Philippe Ivernel dans son texte à propos de Bertold Brecht pour l’Encyclopédia Universalis : l’esthétique de « la distanciation vise à réconcilier le théâtre avec l’agilité dialectique. Elle vise à instituer un rapport dialectique, entre la scène et la salle, entre l’acteur et son rôle, entre l’individu et la société ». Chez Goldin, la question du point de vue et du cadrage des images fait appel à un tiers. Nan est à la fois celle qui regarde, celle qui est regardée (comme personnage), et celle à travers qui on regarde. L’image sur la première de couverture, par sa composition, met en évidence cette triangulation du regard. Sur scène, l’acteur s’adresse aux autres acteurs, en tant que lui-même et en tant que personnage, il s’adresse également au public.

Agathe Plaisance

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Ce texte peut être lu en entier via le lien suivant. il s'agit d'un mémoire de fin d'études à l'ésam (Caen-Cherbourg). Sa qualité me fait dire que les éditions devraient porter plus d'attention à ce type de travaux, largement sous-exploités. https://www.esam-c2.fr/IMG/pdf/plaisance_agathe_def_2020.pdf

On peut également découvrir la musique d'Agathe Plaisance ici : https://www.youtube.com/@agatheplaisance

Toutes les images de l'article ont été réuni par Agathe Plaisance, elles sont extraites du livre "The Ballad of Sexual Dependancy" de Nan Goldin. On le trouve toujours en librairie et je ne peux que vous le recommander puisqu'il a initié mon intérêt pour le livre de photographie.

Nouveau Palais est le nom d’un restaurant au croisement de la rue Bernard et de l’avenue du Parc à Montréal. Face à cette enseigne, un jour de l’hiver 2019, j’ai pensé que j’avais trouvé là le nom de ma future maison d’édition. Dans mon idée, le nouveau palais ne ressemblerait en rien à l’ancien (l’Élysée par exemple). Demander la destruction des vieux palais et la construction de quelque chose de différent et d’égalitaire était l’image diffuse que j’ai souhaité derrière ce nom.

À propos des livres de photographies, Nouveau Palais publie des manières de faire politiquement des images et non pas des images politiques pour paraphraser Jean-Luc Godard. Chaque ouvrage est une acrobatie entre photographie, forme-livre et texte ainsi qu’une discussion animée entre photographes, auteures, graphistes, la plupart du temps en la personne de Marie Pellaton, et moi-même, l’éditeur.

Les livres font figure de commencement : une revue en ligne, de la distribution, des podcasts et une correspondance constante avec le cercle de Nouveau Palais font partie des moyens mis en place pour faire circuler les idées et construire une façon heureuse de publier avec peu.

Yves Drillet


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