No Photo 2025 (Arles) — Sunil Shah

Ce texte est initialement paru en anglais sur le site American Suburb X, il revient sur l’œuvre collective No Photo 2025, en soutien au peuple palestinien et pour tenter de briser l’omerta qui régnait lors des Rencontres d’Arles. S’il n’y a en effet rien à attendre des institutions en terme de conscience politique ou historique, on ne peut que saluer une initiative telle que No Photo 2025, puisque avec une économie de moyen restreinte et une intelligence collective, il est alors possible de faire événement et de venir court-circuiter le récit dominant.

Je crois qu’à présent, ce n’est vraiment pas une surprise que les institutions, sponsorisées par les gouvernements, les états et les grandes entreprises, ignorent délibérément la situation désespérée des Palestiniens. Leur silence et leur complicité sont tout à fait dégoutants. Ces entités qui font face à un meurtre de masse, se réfèrent à la sécurité nationale et aux droits humains, mais d’une façon clairement sélective, unilatérale. Historiquement, certains d’entre eux ont utilisé la même violence pour coloniser certaines parties du monde et aujourd’hui cet acte flagrant de néocolonialisme se déploit devant nous tous.

Appeler un festival de photographie ou n’importe quelle biennale à faire quelque chose ou à témoigner d’un soutien est, à mon avis, une action futile. Comme les gouvernements, ils se sont déjà résolus à la complicité par le soutien financier qu’ils reçoivent tandis qu’ils refusent d’admettre la situation en Palestine. Ils se rejoignent autour du mot « antisémitisme » en faisant la raison pour ne pas représenter quelque conversation ou contre-récit que ce soit. C’est sans même comprendre la provenance et la signification de ce terme complexe, à présent utilisé à toutes les sauces comme une paresseuse et vague insulte à toute critique d’Israël. Ils font cela par peur d’être ostracisé de leurs partenaires économiques tout en prétendant soutenir l’art et la culture – domaines supposé des idées libres et radicales – un espace qui en ce moment, pourrait être vu comme particulièrement glissant. Mais les artistes et les commissaires d’exposition ont besoin de ces organisations, alors pour le moment, c’est business as usual.

L’action des posters No Photo 2025 pendant ces Rencontres d’Arles offre une réponse concertée à l’absence de représentation de ce sujet, et peut-être pose-t-elle d’autres questions grinçantes. L’action opère de façon autonome en dehors du festival et si elle porte attention à la représentation visuelle, elle la réfute également. No Photo 2025 peut être vu dans l’espace public durant le festival, pas de ticket d’entrée, pas d’image, juste la description d’une image. En différentes versions, disséminées dans toute la ville, c’est un diptyque, un rectangle noir en regard d’un texte descriptif et incisif de ce que l’image, si on la voyait, montrerait. Un ekphrasis [description précise et détaillée] mais surtout une interprétation d’un texte poétique. Dans tous les cas, ils se réfèrent à une photographie prise par un journaliste à Gaza. Les images témoignent et enregistrent, certaines prises par des journalistes qui ont depuis été tué lorsqu’ils travaillaient dans la région. Ces images ont été censurées par les groupes médiatiques occidentaux de presse et de télévision. Cela pour de nombreuses raisons, et notamment pour supprimer les représentations choquantes de souffrances humaines qui auraient pu entraîner des soutiens plus importants.

Décrites comme une intervention, une activation contre la complicité et le silence, elles ciblent clairement les visiteurs du festival lorsqu’ils traversent les rues entre les expositions, événements, dîners et fêtes. Les textes, tous écrits en anglais offrent une page blanche, une pause pour la réflexion. Cela se révèle particulièrement juste dans un festival centré sur l’image photographique, elles deviennent un sujet esthétique, un savoir diffusé sur des questions sociales et politiques. Une image invisible, ainsi, sert d’anti-image, une critique directe de la préoccupation principale du festival, soulignant l’impossibilité de relayer l’expérience de souffrance dans la représentation visuelle. Cette stratégie artistique ne vient pas de nulle part, on la voit dans les travaux d’Alfredo Jaar en référence au génocide rwandais de 1994, et plus récemment dans le film La Zone d’Intérêt (2024) de Jonathan Glazer. Deux exemples auxquels je pense en écrivant, où les images de souffrance sont complètement absentes ou réduite tandis que le spectateur est face à un autre type dispositif médiatique (texte ou son) comme substitut. Cela a pour effet, et à dessin, d’amplifier l’imagination du spectateur en direction de l’horreur, de manière non-visuelle. Une technique qui a prouvé, depuis Hitchcock me semble-t-il, autant si ce n’est plus de réussite à produire une réaction profonde.

Il est intéressant de noter que le texte, bien qu’étant sous la forme d’une description détaillée, n’a pas l’intention de s’écarter de la subjectivité. Les textes ne cachent pas une position émotionnelle, poétique ou politique en relation avec le sujet traité. Écrivains et poètes ont utilisé la sensibilité, une interprétation fraternelle et claire. Dans cet ordre d’idée, cela ne semble pas différent du sentiment que donnent nombreuses des expositions sur les murs des galeries d’Arles aux visiteurs, quelque chose de propre à une photographie engagée, et aux festivals de photographie en général. Je crois qu’une approche plus fidèle dans la description, opposée à l’émotion, aurait pu sembler plus froide et détachée, susciter moins d’attention, et risqué d’être évité car manquant d’empathie. Tel quel, les mots semblent arrêter ceux qui rencontrent No Photo 2025, et même plus au vu des nombreux posts sur Instagram, l’intervention a eu un effet significatif sur tous ceux qui ont vu les poster.

Le projet No Photos 2025 a été conçu par un groupe anonyme d’artistes et d’activistes internationaux, lesquels voulaient activer le travail des photographes et des journalistes palestiniens à Gaza, dans un climat qui, par ailleurs, était d’une alarmante passivité. Leur intention était strictement la mise en avant de ces individus non-reconnus tout en opérant à l’extérieur d’un système qui a pour habitude de privilégier et récompenser l’auteurisme.
L’espace noir de l’image caviardée symbolise un acte de refus envers cet auteurisme et toute nouvelle violence contre ceux qui sont dans l’image. Cet espace noir les honore ainsi que ceux qui ont fait l’image, dans un geste de deuil.

Je me sens obligé d’écrire à propos de cette initiative contre le festival, donner du poids à l’idée que les espaces hors du domaine de l’institution-corporation peuvent être efficaces et donner un apport critique avec un budget limité, tout en s’attaquant à des actions où les institutions ont peur de s’aventurer. Ce n’est pas une accusation contre les individus qui travaillent et font les petites mains pour l’institution, mais ce sont plutôt les membres des directions et les experts vieillissants qui détournent leur regard pour maintenir leur position et leur argent (couleur sang). Ces agissements se font tout en étant responsable d’un festival supposé représenté et reflété le monde contemporain, une hypocrisie qui n’a de cesse de se révéler dans le secteur culturel. Heureusement, des projets périphériques tels que No Photos 2025 peuvent prétendre à ce dont manquent cruellement le discours, le contexte et le contenu de la programmation mainstream.

Sunil Shah

Sunil Shah est artiste, photographe et commissaire d’exposition à Oxford.
https://www.sunilshah.info/

Image en tête d'article : No Photo 2025

Nouveau Palais est le nom d’un restaurant au croisement de la rue Bernard et de l’avenue du Parc à Montréal. Face à cette enseigne, un jour de l’hiver 2019, j’ai pensé que j’avais trouvé là le nom de ma future maison d’édition. Dans mon idée, le nouveau palais ne ressemblerait en rien à l’ancien (l’Élysée par exemple). Demander la destruction des vieux palais et la construction de quelque chose de différent et d’égalitaire était l’image diffuse que j’ai souhaité derrière ce nom.

À propos des livres de photographies, Nouveau Palais publie des manières de faire politiquement des images et non pas des images politiques pour paraphraser Jean-Luc Godard. Chaque ouvrage est une acrobatie entre photographie, forme-livre et texte ainsi qu’une discussion animée entre photographes, auteures, graphistes, la plupart du temps en la personne de Marie Pellaton, et moi-même, l’éditeur.

Les livres font figure de commencement : une revue en ligne, de la distribution, des podcasts et une correspondance constante avec le cercle de Nouveau Palais font partie des moyens mis en place pour faire circuler les idées et construire une façon heureuse de publier avec peu.

Yves Drillet


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